Et nos yeux doivent accueillir l’aurore – Sigrid Nunez

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Au commencement du roman, nous assistons à la rencontre entre Georgette George et Ann Drayton, deux jeunes femmes qui partageront désormais leur chambre universitaire. Nous sommes à la fin des années soixante aux Etats-Unis. À première vue, ces étudiantes sont extrêmement différentes l’une de l’autre : Ann, fille unique, a passé une enfance privilégiée entourée d’amour et d’argent et a reçu une bonne éducation alors que Georgette vient d’un milieu très modeste, a cinq frères et soeurs, un père inconnu et une mère indifférente qui n’hésite pas à brimer et maltraiter ses enfants. Pourtant, quitter leur famille respective fut pour elles une délivrance.

S’il est aisé de comprendre le soulagement de Georgette, qui est en quête de douceur, d’émancipation et de confort, celui d’Ann surprend davantage. Cette dernière est un petit bout de femme qui peut paraître fragile au premier abord, mais très vite on découvre quelqu’un d’une grande force physique et mentale, avec des idéaux plein la tête, une haine profonde envers ses origines et ses parents donc, un engagement politique déjà ancré malgré son jeune âge, une envie de bousculer les choses établies, une révoltée indignée par l’injustice, le racisme et la condition des femmes.

La cohabitation n’est pas tout de suite évidente, Georgette reste volontairement distante. Mais le temps fait son oeuvre, et l’amitié naît entre les jeunes femmes. Un lien se crée empli de respect et d’ admiration. Elles s’apportent beaucoup l’une à l’autre.

Les études finies, chacune suit sa route. Elles se comprennent de moins en moins. Leurs buts dans la vie diffèrent. Ann poursuit sa lutte auprès des opprimés et Georgette obtient son premier emploi dans un magazine féminin.

Et puis c’est la rupture, soudaine et implacable, pour un mot de trop.

Les années passent, Georgette pose un regard sur son existence, son enfance, ses amours successifs, sa progéniture, sa passion pour la littérature et la poésie, son travail, ses amis, sa soeur Solange… toute une époque défile sous nos yeux retraçant le mouvement hippie, les dégâts causés par la drogue, la liberté sexuelle, la musique des années 70,Woodstock, Bob Dylan, Les Rolling Stones… la guerre du Vietnam, la ségrégation raciale… et toujours flotte, derrière ses souvenirs, une image en transparence : celle d’Ann.

Jusqu’au jour où elle apprend qu’Ann est inculpée pour le meurtre d’un policier.

Ce roman est une fresque réaliste de la société américaine. L’auteure pose un regard juste, souvent dur et sombre mais touchant. On sent que le trait n’est pas grossi, pas forcé. Il se dégage de ce livre sincérité et sensibilité et à aucun moment on ne tombe dans le pathos. Je me souviendrai longtemps de la longue évocation d’Ann en prison ; Sigrid Nunez y dépeint avec une grande intelligence un milieu qu’on connait peu. Je voudrais tout de même souligner qu’il m’est arrivé de perdre un peu le fil de l’histoire avec les nombreux flashbacks, les changements de narrateurs, la multitude de détails et le foisonnement des personnages mais ce roman mérite d’être lu par le plus grand nombre. Un roman passionnant d’une intensité rare avec deux portraits magnifiques de femmes charismatiques, persévérantes et exigeantes.

« Nous n’étions pas de ces familles où on se pardonne les uns aux autres, où on se demande pardon, où on essaie d’enterrer la hache de guerre ou de discuter. Chez nous, c’était soit le silence, soit la violence… »

« Une enfance de conte de fée ? Mesdames et messieurs, s’il y a un conte de fée, c’est celui qui consiste à imaginer qu’on peut protéger un enfant de notre époque des dures réalités de notre planète. Sur les conseils du psychologue, les Drayton avaient essayé de restreindre l’accès de leur fille aux journaux et à la télévision. Sans succès, bien sûr. Birmingham, le Vietnam, Auschwitz, la guerre, le racisme, les émeutes, les morts inutiles, les maladies, la torture, la famine, la violence, le malheur sous toutes ses formes – il était impossible de cacher quoi que ce soit à Ann ou aux enfants de sa génération. (…) L’accusation tenait à ce que le jury garde à l’esprit la façon dont l’inculpée avait été choyée, préservée des coups durs. À y regarder de plus près, cependant, ce n’était en aucun cas la vérité : en même temps qu’Ann découvrait le mal qui régnait dans le monde, elle découvrait sa responsabillité. Tous les merveilleux avantages et privilèges dont elle jouissait dans l’existence n’existaient qu’en raison de l’exploitation des moins chanceux. Tel était l’enseignement des années 1960, l’époque où elle avait grandi. Les victimes dont les souffrances lui tordaient les entrailles – qui d’autres les persécutaient si ce n’était les siens ? Sa race, sa classe. (…) L’histoire des siens était tissée d’épouvantables brutalités, être nanti revenait à être bourreau – une atroce vérité à laquelle Ann ne pouvait se dérober. »

« Nègre, Nègre, Nègre. La pire des insultes. Une épithète tellement brutale, tellement injurieuse qu’elle avait provoqué Dieu sait combien d’incidents violents par mesures de représailles. Un mot à l’origine de combien de tragédies ? »

Voici l’extrait de la chanson Resstless Farewell de Bob Dylan à l’origine du titre de ce livre :

« …Oh ev’ry foe that ever I faced,
The cause was there before we came.
And ev’ry cause that ever I fought,
I fought it full without regret or shame.
But the dark does die
As the curtain is drawn and somebody’s eyes
Must meet the dawn.
And if I see the day
I’d only have to stay,
So I’ll bid farewell in the night and be gone… »

challengeromancièresaméricaines

Et nos yeux doivent accueillir l’aurore, roman de Sigrid Nunez, Editions Rue Fromentin, Janvier 2014 —

15 commentaires sur “Et nos yeux doivent accueillir l’aurore – Sigrid Nunez

  1. Je sens que je vais aimer. Je prends note. Les romans de cette époque ou qui en parlent me fascinent, et au moment où j’écris, j’écoute Joan Baez 😀 Merci pour une future découverte, que j’aurais certainement laisser passer sans faire attention.

    1. Je crois qu’elle est traduite pour la première fois en France. C’est J.Courtney Sullivan ( Les débutantes, Maine) qui l’a fait découvrir à la maison d’éditions Rue Fromentin… Sigrid Nunez a déjà écrit plusieurs romans dont un livre sur Susan Sontag avec qui elle était très proche.

  2. Je ne connais pas du tout moi non plus, je fais plein de découvertes chez toi et ça me plait (d’ailleurs je viens d’acheter « La première fois »^^).

  3. Oui, j’aimerais bien le lire effectivement à cause de ces portraits de femme. Je te souhaite une merveilleuse année 2014 encore une fois et toujours le plaisir de venir te lire sur ton blog.

    1. De très beaux portraits de femmes, une réalité parfois cruelle (on est loin de l’imagerie du power flower…) bref un roman à lire, vraiment!

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