Du mauve et du rose, la finesse du trait, des corps dansants, de la grâce de la persévérance de la discipline, l’étirement du temps, trois générations de femme, La Havane, Cuba, le régime castriste, la religion, la révolution, la danse comme instrument de propagande et de démocratisation… Ce roman graphique est intense et beau, doux et fort. De 1931 à nos jours, on découvre – de manière décousue mais sans confusion – l’ascension et la consécration de la danseuse étoile Alicia Alonso, l’espoir d’Amanda en 2011 d’intégrer Le ballet national de Cuba fondé par la Prima Ballerina Assoluta en 1948 avec son mari, et l’amertume de Manuella dont le rêve d’être danseuse classique s’est brisé soudainement. Toutes trois sont infiniment belles combattantes et lumineuses. L’émouvante et l’inébranlable Alicia, merveilleuse étoile liée indéfectiblement à Gisèle et au Lac des cygnes, qui dansait malgré ses troubles de la vision – elle continuera de danser malgré sa cécité jusqu’à un âge avancé -, la rêveuse et travailleuse Amanda qui s’entraîne sans relâche avec le désir d’atteindre l’excellence, Manuella la maman guerrière qui danse dans un cabaret fait le ménage à l’hôpital et se prostitue pour nourrir son fils et sa mère. Des histoires entrelacées captivantes basées sur des personnages et des faits réels, La Havane ses beautés ses fragilités ses douleurs, La danse entre élégance et souffrance rigueur et légèreté au service du pouvoir et parenthèse enchantée un rêve une réalité une transmission.
— Alicia prima ballerina assoluta, roman graphique d’Eileen Hofer et Mayalen Goust, Rue de sèvres, avril 2021 —
1911, une femme, le cœur au bord des lèvres, le corps au bord du gouffre. Le Gouffre du diable, en plein Jura. Sa gueule ouverte au vent depuis une éternité… on y jette les animaux malades… après ce sera les obus et autres munitions de la guerre, et plus tard encore le tout ayant macéré, on posera des barricades autour de la cavité, comme s’il était possible d’endiguer la pollution engendrée. Le ventre de cette femme est rond et lourd d’un enfant qu’elle ne peut pas élever… Dans les années 20, Aloïse sera rejetée par son père, qui la hait d’avoir tué sa femme en couche. La forêt la prendra dans son antre, bienveillante et nourricière, puis la petite se blottira dans les bras de l’extravagante Mademoiselle Suzie et ensemble elles construiront un grand beau et bon jardin. 1967, Amalia s’installera tout sourire dans un lotissement neuf aseptisé et froid loin de la ferme de son enfance, de ses odeurs pestilentielles de ses affreux animaux de ses horribles insectes de la terre chaude et salissante. 2007, Vivian affrontera avec difficulté la mort de sa mère, une rupture amoureuse, un travail qui l’insupporte quand son beau-père lui fera des confidences et brisera un secret tout en jardinant. 2008, Catherine tout à sa quête en Patagonie, celle qu’elle avait commencée avec son amour aujourd’hui disparu, de reboiser des forêts brûlées, sentira en elle monter la culpabilité – un manque écrasant.
Inflorescence. Sur la même tige, plusieurs fleurs. Plusieurs femmes. Des racines identiques, des cœurs qui battent fort, les unes pour les autres. Toutes reliées, au-delà des générations. Des femmes cueillies par la vie, sa clameur, son agitation, ses barrières, ses contraintes… Des vies effeuillées entaillées façonnées apprivoisées… Des empreintes du passé, des territoires conquis des traumatismes compris des moments charnières des directions à prendre des libertés retrouvées malgré l’équilibre instable – en bordure du gouffre, toujours -. Et le végétal implanté dans chacune d’elles. La nature tour à tour sauvage fragile survivante forte domestiquée malmenée, rayonnante belle et courageuse, qui se déploie transmet répare calme console, et donne du sens. Un roman d’une grande puissance.
Durant cette année, nous égrènons les mois avec à chaque fois un thème choisi par l’une et l’autre alternativement. Le thème de mai était Courage. Nous devions chroniquer en secret un livre s’y rapportant. Et délicieusement le découvrir ensemble aujourd’hui! Voici la chronique de Nadine
Le thème de juillet sera : roman policier
— Inflorescence, roman de Raluca Antonescu, éditions La Baconnière, janvier 2021 —
Je lis peu de nouvelles. J’aime les intrigues, les péripéties, faire un bout de chemin avec les personnages. J’aime m’installer dans une histoire pour la vivre pleinement, longtemps. Mais parfois je me laisse tenter, car je connais la plume. Et l’écriture d’Astrid Eliard est de celle qu’on n’oublie pas. Sacrée Marie!, Danser, La dernière fois que j’ai vu Adèle, autant de romans autant de portraits sensibles et juste de femmes avec leurs ambivalences : fortes et fragiles, sombres et lumineuses, tristes et drôles, persévérantes et changeantes. En quête de sens, leurs sentiments valsent pour mieux s’ajuster aspirer espérer.
Au fil des nouvelles de ce recueil, défilent encore des visages féminins en clair-obscur, des figures de la bourgeoisie ( néo-bobos pour la plupart). Des textes doux-amers, un regard tour à tour tendre et ironique, des clichés démontés, un jeu d’observations et de questions soulevées. Une classe sociale auscultée à travers le prisme de situations souvent jubilatoires servis par des dialogues percutants.
Alors on se promène allégrement entre celle qui arpente chaque matin le grand magasin en quête de ses gouttes précieuses de Shalimar, celle qui en route pour un entretien d’embauche – lié à sa start-up – se retrouve au milieu d’une manifestation au côté d’un copain de jeunesse et d’une vague nostalgique, celle qui évoque non sans racisme, avec ses congénères, les nounous étrangères, celle qui préfère mettre son enfant dans une école catholique même si elle prône la mixité sociale, celle qui prend un malin plaisir à faire la cliente difficile à la pharmacie, celle qui atteinte d’alzheimer fait la quête dans la rue vêtue de ses plus beaux atours, celle qui enseigne et se persuade de gérer au mieux ses élèves issus d’un milieu social défavorisé, et celle nouvellement « riche » mise face à sa conscience et ses contradictions.
Un recueil savoureux!
— Les bourgeoises, recueil de nouvelles d’Astrid Eliard, Mercure de France, mai 2021 —
« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » Ce flou me ravit chez Duras! Autobiographie roman… vérité invention?! Je n’écrirai pas de « chronique » sur L’amant, je n’oserai pas. Juste poser ici quelques mots… Un livre « photographique » comme je les aime. L’écriture est lente, décousue, lancinante, puissante, – ah sa scansion sa respiration… – et soudain, l’image se fige. On voit la jeune fille de 15 ans, accoudée au bastingage du bac qui traverse le Mékong. Sa silhouette belle et sensuelle, sa robe de soie transparente, ses talons hauts en lamé or, son chapeau d’homme et ses rubans. La limousine noire , le chauffeur en livrée. La lumière, le vent, le fleuve. Puis, l’homme élégant de la luxueuse voiture, le chinois de Cholen et elle, ensemble dans sa garçonnière. Alors qu’il tremble de désir et de peur, elle s’éveille à la sexualité dans un esprit d’indépendance et de transgression. Bien plus qu’un rite de passage. Une succession d’obstacles. L’Indochine des années 30, la relation complexe avec sa mère – aimante et protectrice avec ses deux garçons, autoritaire et vénale avec sa fille -, le grand frère brutal – qui dilapide la famille en jouant et se droguant -, le petit frère doux – disparu trop tôt -, la société coloniale, la différence sociale, l’envie irrépressible de devenir écrivain, le sentiment amoureux, l’amour impossible, l’argent, les non-dits, les paysages, les visages, les sensations, les phrases comme celle-ci qu’on lit et relit : » L’air était bleu, on le prenait dans la main »… Et bien des années après, à Paris, elle et lui au téléphone. Sa voix à lui qui tremble, et qui aime…
— L’amant, Marguerite Duras, éditions de Minuit, 1984 —
Une barque. À son bord, un homme. Une corde qu’on lance. La mer, les oiseaux, le silence, l’attente… Sous la surface lisse, une femme, presque nue. En mouvement, en apnée. La descente… Puis l’ascension. Là voilà – jaillissante – qui perce le miroir de l’eau. Un ormeau dans une main, la corde dans l’autre. Nous sommes en 1962, au large d’Hégura, une île japonaise. Isoé est une ama, une femme de la mer dont la tradition de pêche, exclusivement féminine, est séculaire. Les amas sont fortes fières sauvages et respectées. Par filiation, elles se transmettent l’enseignement de ce souffle puissant.
Ce jour-là, Isoé reçoit chez elle sa nièce venue de Tokyo, Nagisa, qu’elle n’a jamais vue. Sa sœur ayant quitté l’île précipitamment vingt ans auparavant, aux bras de celui qui sera le père de Nagisa. Abandonnant Isoé, désormais seule ama de la famille et pleine de rancunes. La jeune femme, réservée et pudique, à la peau douce et laiteuse, a fui la ville, lieu d’un drame intime. Elle porte en elle une mélancolie prégnante, que la mer va bientôt engloutir. Au fil des années, Nagisa va devenir elle aussi une ama, courageuse et audacieuse, à la peau tannée par le soleil. Mais la perspective nécessaire de se marier à son tomaé – l’homme qui retient la corde – mettrait un terme à la liberté qu’elle chérie tant. Son désir d’indépendance sera-t-il plus grand que le souffle de la mer ?
Un album beau bleu et sensible. Le bleu de la mer, des blessures profondes, de l’apaisement. La beauté d’une tradition ancestrale, d’une société matriarcale, des dessins cinématographiques lumineux. L’approche sensible du choc des cultures vécu par Nagisa – monde rural/citadin, le bouleversement d’une nouvelle ère – tradition/modernité. Et la poésie qui s’en dégage à chaque page ; les femmes gracieuses et guerrières, l’élégance des plongées, la splendeur des fonds marins et des bords de mer, l’héritage, le sillage, les secrets pesants qui se diluent avec le temps… la vie et ses déferlantes.
— ama et le souffle des femmes, bande-dessinée de Franck Manguin et Cécile Becq, éditions Sarbacane, 2020 —
Le pied-de biche, c’est tout à la fois un levier – qui multiplie une force – un point d’appui pour arracher, un outil pour s’évader, s’échapper, fuir, enfoncer – des portes -, se faire violence – avec soi-même avec les autres avec la société… -, brusquer – pour activer faire bouger les choses -, surmonter, vaincre… « J’écris des formes courtes pour ouvrir et fermer les portes et changer de costume entre deux poèmes » dit Florentine Rey. Sa poésie a la vitalité la puissance la robustesse d’un pied-de-biche. Elle a aussi de la folie, du jeu, de la douceur. Tantôt drôle tantôt grave, tantôt amère tantôt solaire. Ses poèmes touchent, égratignent, donnent le sourire, font du bien, remettent en place!
La poésie contemporaine est incroyablement riche, intense, belle, fougueuse, inventive, courageuse, hétéroclite, impliquée… Si vivante, malgré le peu de gens qui la lise… Alors osez la poésie!
Florentine Rey écrit sur le monde qui flanche, le désastre écologique, l’écriture, le rapport au corps au sexe à la passion à l’amour, l’engagement, les inégalités hommes-femmes… Elle dessine des tranches de vie et les interrogations des lendemains incertains. Elle dépeint la réalité avec lucidité, colère parfois. Mais l’espoir la lumière la joie l’humour s’immiscent aussi. Les interstices existent, le monde n’est pas d’un seul tenant, heureusement! C’est l’espace de la liberté!
— L’année du pied-de-biche, recueil de poésie de Florentine Rey, Le castor Astral, avril 2021 —
Qu’il est doux et fort de lire de la poésie. Se laisser envelopper par l’instant, s’attarder sur les mots, leurs assonances et autres allitérations, leur sensualité, leur petite musique, leur grâce, leurs luttes, leurs percussions, leurs impulsions. S’abandonner aux sentiments, aux rythmes, à la magie qui se dégagent des vers du poète. À voix haute, flâner d’un poème à l’autre, et être transporté tantôt dans une rêverie exquise, tantôt dans une réalité parfois âpre. Qu’elle soit classique, contemporaine, lyrique, urbaine… faire entrer la poésie en soi. Prendre le temps, laisser infuser, se ravir d’une rime comme d’un tableau, se délecter des trouvailles, du style, débusquer des émotions, qui résonnent.
Que j’ai aimé lire les poèmes de James Joyce. Deux recueils en un, Chamber Music suivi de Pomes Penyeach, un écrin où recèlent des bijoux traversés par l’amour courtois. Le désir, l’amour naissant, l’embrasement, l’amour finissant, la mélancolie, le doux souvenir. Il y quelque chose de Verlaine bien sûr ; les paysages bucoliques, la forêt les bosquets, les ruisseaux l’azur, la danse la musique le chant, le vent les rubans, la lune les serments, extases et clair-obscur … Il y a une ponctuation vive – exclamations interrogations – qui insuffle allure folle, harmonie, enthousiasme et ardeur. Dans Pomes Penyeach, les poèmes se font plus inventifs – moins classiques -, et s’attachent moins à l’amour mais davantage au cheminement du poète, dans l’espace, dans le temps. Dublin, Trieste, Zurich, Paris…
Quelle belle idée et quel bonheur de découvrir le poème original et sa traduction. Aller de l’un à l’autre, savourer chacun, avec sa propre musicalité, son propre rythme. Pierre Troullier n’a pas fait qu’une simple traduction, il a écrit une traduction – versifiée et rimée. Nuance essentielle. Il a, de plus, rédigé une préface limpide et prenante.
Un recueil délicat d’un homme dont j’ignorais la poésie. Pour moi, Joyce était l’auteur d’Ulysse, ce roman qui m’intimide tant. Cette promenade poétique a donc suscité chez moi une grande curiosité et m’a donné envie d’oser enfin ouvrir son grand livre, de pénétrer dans son odyssée.
— Chamber Music suivi de Pomes Penyeach, recueil de poèmes de James Joyce traduit de l’anglais (Irlande) annoté et préfacé par Pierre Troullier, Orphée La Différence, 2017 —
J’ai rencontré l’écriture tout en pudeur, subtilité, poésie et délicatesse de Claire Keegan en traversant ses Trois lumières, un roman rayonnant où une petite fille – en trop, dans une famille débordée – est envoyée, au cœur de l’été, dans la ferme d’un couple heurté par la vie. Ces trois-là marcheront ensemble vers une douce quiétude. Ravie donc de retrouver l’intensité de ses mots aux ombres portées. Elle y raconte l’histoire de Bill Furlong, un homme simple et généreux, né de père inconnu – élevé avec bonté et éduqué avec bienveillance dans la maison où sa mère, qui l’a eu à quinze ans, était bonne -. Père de famille de cinq filles, il est marchand de bois et de charbon. Nous sommes en 1985, en plein hiver. Noël approche. Lors d’une livraison au couvent voisin, dont les religieuses dirigent une entreprise de blanchisserie florissante, il est le témoin d’une réalité crue, qui le bouleverse : la maltraitance évidente des filles-mères y travaillant et l’image terrifiante de l’une d’elle enfermée dans la cave à charbon… L’homme entre chez lui le cœur dévasté. Femme et voisins lui intiment de garder le silence sous peine de remontrances en haut-lieu. Bill Furlong, en cette veille de Noël suivra son instinct – en écho à sa bienfaitrice, jadis -. Sans peur, avec dignité, et honnêteté, il agira en connaissance de cause… Un petit texte émouvant – sombre et lumineux à la fois – qui évoque avec pertinence les Magdalen Laundry (À voir également, si vous ne le connaissez pas le film de Peter Mullan The Magdalen Sisters). Les couvents étaient censés prendre en charge et réhabiliter les « jeunes filles perdues » – en fait, violées et enceintes – en les employant dans leurs blanchisseries. En réalité, elles y subissaient de terribles sévices.
« À quoi tout cela servait-il? s’interrogeait Furlong. Le travail et l’inquiétude continuelle. Se lever dans l’obscurité et effectuer les livraisons, l’une après l’autre, la journée entière, puis rentrer à la maison longtemps après la tombée de la nuit et se débarrasser du noir qui lui collait au corps et s’attabler pour dîner et sombrer dans le sommeil et, au réveil, affronter une énième version de la même chose encore. Les choses ne changeraient-elle jamais, n’évolueraient-elles jamais vers un lendemain différent, ou nouveau? »
« Ce qui le tourmentait le plus n’était pas tant l’enfermement qu’elle avait subi dans le hangar à charbon ou la position implacable de la mère supérieure ; le pire était la manière dont elle avait été traitée pendant qu’il était présent et dont il avait toléré cela et n’avait pas demandé des nouvelles de son bébé – la seule chose qu’elle lui avait demandé de faire – et la manière dont il avait pris l’argent et l’avait laissée attablée là sans rien devant elle, le lait coulant de son sein sous le cardigan et tachant son petit corsage, et la manière dont il s’était rendu, comme un hypocrite, à la messe. »
« Comme il se sentait presque grand et léger à marcher avec cette fille près de lui et une joie fraîche, nouvelle, inouïe dans le cœur! Était-ce possible que le meilleur aspect de lui-même soit en train de resplendir, et d’émerger? Une part de lui-même, quel que soit le nom que l’on puisse lui donner – un nom existait-il d’ailleurs? – s’emballait, il le savait. Il était indéniable qu’il le paierait, mais jamais dans toute son humble vie il n’avait connu un bonheur semblable à celui-ci, pas même lorsqu’il avait reçu dans ses bras ses filles nouvelles-nées et avait entendu leurs pleurs.
— Ce genre de petites choses, roman de Claire Keegan, traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, Sabine Wespieser, novembre 2020 —
Casablanca, Maine, États-Unis. 1978, fin d’été. Naissance de Louise. Naissance de Louis. Même jour, même lieu, même heure, mêmes parents. Mêmes cheveux roux, mêmes amis, mêmes envies… Peggy – l’ancienne reine de beauté – et Irving – l’ingénieur futur héritier de l’usine familiale – n’auront pourtant qu’un seul enfant – Lou -. Garçon, fille : chacun évoluera dans un temps différencié. Double narration, chapitres alternés. La vie de l’un et l’autre sera-t-elle différente, selon leur sexe? Une réflexion en filigrane sur le genre, son influence, ses conséquences. La place de cet humain dans la société. Ses choix, ses renoncements, ses douleurs, ses désirs… Louise et Louis ont 32 ans quant ils doivent retourner à Casablanca. Leur mère se meurt, d’un cancer. Tous deux ont quitté l’endroit soudainement il y a des années de cela, suite à un événement dramatique. Leur retour fait remonter à la surface des souvenirs doux et durs… Louise et Louis ont fréquenté les mêmes gens, ont été amoureux de la même personne, avaient pour ambition de devenir écrivain. Leur existence pourtant à ce jour est éloignée. L’origine de leur départ, les liens filiaux amicaux sentimentaux diffèrent… Durant quelques semaines, au chevet de leur mère, Louise-Louis vont cheminer vers un avenir en fusion. Ils n’auront pas emprunté les mêmes chemins, n’auront pas vécu les mêmes obstacles, le même moment de bascule, mais finalement Lou aura éprouvé des sensations identiques – une déchirure semblable -. Sur laquelle il-elle sortira enfin les mots enfouis, saura les mettre à la lumière. Et c’est en posant sur la table ce poids lourd que la vérité surgira, et leur voie alors, sera Une – unique.
» Inutiles spéculations : nous ne pouvons décréter qu’un événement particulier déterminera le reste de notre existence. Tout choix résulte d’autres choix, qui résultent encore de choix antérieurs. Nous ne pouvons décider du corps que nous aurons à la naissance, ni de la façon dont nous serons traités à cause de lui. Le monde est lui aussi indépendant de notre volonté, animé par des forces plus ou moins vives, d’imprévisibles enchaînements – une mécanique causale qui dépasse l’entendement. »
« Louis et Louise sentent l’un comme l’autre la dernière ombre de vie qui fuit le corps de leur mère. À l’instant, il n’est plus ni passé, ni genre sexué, ni il ni elle. Ni peine ni trahison. Ni secrets ni espoirs émoussés. Seulement une mère et un enfant, l’enfant qui a grandi en elle, qui a tété son lait, l’enfant dont elle a soigné les petits chagrins, caressé les bonnes joues, qui s’est endormi, pelotonné dans ses bras. Les leçons apprises au fil du temps, les jouets achetés et délaissés, les vêtements roses, bleus, jaunes ou rouges, les choses qui façonnent une vie dans un sens ou dans l’autre, tout cela ne signifie rien à présent. Seul ceci a un sens. »
« Homme ou femme, gros ou petits pinceaux. Aucune de ces histoires n’est vraie, ou bien toutes le sont. Nous ne pouvons compter sur des absolus ou de strictes définitions. Le destin n’est pas imprimé dans nos corps à l’encre indélébile – du moins pas chaque aspect de chaque destin. Nous n’avons que des individus avec leurs imprécisions, leur évolution, leurs incohérences, leurs désirs et leurs peurs, leurs actions qui se répercutent au fil du temps et transforment le monde. »
— Louise et Louis, roman de Julie Cohen, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Piningre, Mercure de France, mars 2021 —
Un lac, le Léman, probablement. À ses abords, une grande maison, bourgeoise. Dedans – par intermittence -, un mari volage, depuis des lustres. Les trois enfants, grands aujourd’hui, ont quitté le nid. Marcel, le vieux jardinier venu d’Algérie, irradie de sa chaleur et de sa prévenance cette demeure si vide si froide. Quant à Françoise, épouse délaissée, elle promène sa mélancolie d’une pièce à l’autre, et plonge régulièrement dans les eaux du lac. Cette immersion la sauve, lui donne de la force, la maintient Vivante. Et cette étendue lisse au calme apparent est à l’image de son existence : ne montrant aux autres que la surface des choses – alors qu’à l’intérieur ça boue ça remue ça tempête. Le lac, comme Françoise, est dormant. Le temps passe et rien ne change. La dépendance financière empêche tout soulèvement… Arrive alors Viviane, telle une onde de choc, dans la vie de Françoise. Viviane est la secrétaire de François – et sa maîtresse attitrée -. Les deux femmes se rencontrent, s’apprécient, s’apprivoisent. Une complicité clandestine s’installe. Elles passent des moments ensemble mais ne parlent pas de ce qui les « réunies » – leur « ennemi » commun – Elles font front sans dire les choses. Même la violence physique, qu’il leur inflige, elles ne la partagent pas en mots. Mais le seul fait d’être l’une avec l’autre – des alliés – les garde droites, dignes. Malgré la peur. Jamais elles n’agiront pour bousculer François. Il coulera seul, de lui-même. Sans avoir eu vent de leur singulière amitié. Sous le coup de risées insondables… Il règne dans ce roman une atmosphère chère aux films de Chabrol. J’ai beaucoup aimé.
« Parler, mettre à nu les petits, les gros bobos, geindre, souffrir à nu ne nous effleurent pas, nous supportons le ronronnement de la cocotte-minute, nous dégoupillons à temps la soupape lorsqu’elle agace, menace le confort construit pas à pas. Nous recevons une violence corporelle comme un infime égarement, une faute qui confirme la règle ; nous nous en relevons, magnanimes. Les saisons passent comme autant de cicatrices cautérisées, léchées. Si nous prenons garde de ne pas exposer au soleil ces égratignures, celles-ci disparaissent , seule une trace blanche perdure dont on ne sait plus la provenance, le pourquoi, le comment, le qu’est-ce. Nous en sommes là François et moi, en ce printemps splendide, accompagnés de Marcel, des enfants lointains mais bienveillants, de Viviane; «
— Les risées du lac, roman d’Emmanuelle Grangé, éditions Arléa, avril 2021 —