L’art de l’effacement – Anita Desai

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L’écriture d’Anita Desai nous enveloppe dans un tissu beau et élégant qui laisse entrevoir suffisamment de lumière pour apercevoir la beauté du monde mais dissimule entre ses plis les failles de l’âme humaine. L’auteure joue à merveille avec le clair-obscur et les reflets, les illusions et les fantasmes.

Dans ses trois longues nouvelles, Anita Desai tisse entre les personnages de chacune d’entre elles le même fil, évoquant la mémoire et l’oubli. Les souvenirs ne sont-ils pas cousus selon l’envie de chacun ? L’apparence est souvent trompeuse. Les songes et les mirages envahissent parfois si bien l’esprit qu’on finit par s’interroger sur le fondement des choses vécues. La frontière entre imaginaire et réalité serait, selon l’auteure, assez ténue.

Le musée des ultimes voyages. À l’automne de sa vie, un haut-fonctionnaire à la carrière brillante se remémore ses premiers pas professionnels. Envoyé dans un coin isolé de l’Inde, il avait éprouvé une grande déception, à la fois paniqué, triste et découragé. Un sentiment d’isolement et d’abandon s’était emparé du tout jeune homme qu’il était alors. Retiré du monde, cette solitude forcée l’oppressait. Sa rencontre avec le gardien d’un bien étrange musée privé va momentanément le sortir de sa torpeur. Une parenthèse enchantée. Mais, cet endroit extraordinaire, ne l’a-t-il pas rêvé ?

La traductrice. Prema est professeure de lettres, même si en réalité Jane Austen, George Elliot et Simone de Beauvoir ne l’ont jamais vraiment passionnée. La quarantaine, célibataire, elle se rend bien compte de la monotonie de son existence. Et puis un jour, elle retrouve Tara, une ancienne camarade de classe. La voilà en présence d’une femme belle et charismatique (comme dans ses souvenirs), de surcroit éditrice de renom. À force de bavardages, Tara propose à Prema, médusée, la traduction d’un livre de Suvarna Devi, une auteure indienne méconnue écrivant dans un dialecte indien, l’oriya. L’oriya étant sa langue maternelle, Prema se plonge avec délice dans la traduction, dans laquelle elle finira par se perdre.

L’art de l’effacement. Un homme, Ravi, est de retour dans la région de son enfance, au pied de l’himalaya. Petit garçon adopté par un couple fortuné mais confié à une gouvernante, les souvenirs de Ravi n’ont pas laissé des traces impérissables. Peu présents, ses parents étaient souvent en voyage, à la découverte d’autres horizons. Adolescent, il fut envoyé dans des écoles prestigieuses et trouva un bon travail à Bombay. Son père et sa mère décédés, il prend la décision de revenir à la source. Tel un reclus, il se retire dans la forêt, dans les collines, seul face à lui-même, en communion avec la nature. Mais, une équipe de télévision débarque pour faire un reportage. L’homme est rattrapé par la civilisation. Pas si simple de se faire oublier, de disparaître, de s’effacer.

Une lecture inoubliable d’une grande auteure indienne que je ne connaissais pas.

« Il y avait là des illustrations, semblables à des joyaux de vie florale et aviaire, et on voyait de minuscules personnages lancés, sur des montures aux formes rebondies, à la poursuite de lions ou de gazelles, ou bien agenouillés devant des saints barbus dans des grottes de montagne. J’entrevis un couple de grues effectuant une parade nuptiale sur un tertre verdoyant, avant de passer à une jeune fille conversant avec son perroquet en cage et une autre écrivant une lettre à son bien-aimé lointain, puis à l’image d’un jeune homme épiant de derrière un arbre un groupe de jouvencelles se baignant dans une rivière, vêtues mais d’une manière transparente. Ici des éléphants, un howdah doré sur le dos, transportait des nobles vers un fort crénelé au sommet d’une colline, et là de menaçants nuages bleus apparaissaient, chassant les aigrettes blanches devant eux ; une jeune bayadère dansait dans une cour entourée de murs, un prince posait, une rose à la main, un autre montrait fièrement un faucon posé sur son poignet. Des chiens de chasse traquaient un cerf dans une forêt, suivis d’un chasseur armé d’un arc et de flèches. Un grand voilier appareillait. La foudre frappait. Des lignes d’exquise calligraphie couraient le long des bords, nommant, racontant. » Le musée des ultimes voyages.

« Comme il était facile de voir que ces mots convenaient mieux ici que les autres… Je me hâtai de continuer, de continuer pendant que durait ce sentiment de ce qui était approprié ou non, un instinct parfois fuyant qu’il fallait tâcher de maintenir à niveau suffisant de vigilance. Percevoir, reconnaître, choisir. Je n’étais que le conduit, le véhicule entre cette langue et ceci – mais c’était tout de même moi qui distinguais et choisissais, et j’étais la seule à pouvoir le faire, l’auteur elle-même ne l’aurait pas pu. » La traductrice

« Dehors était la liberté. Dehors était la vie à laquelle il choisissait d’appartenir – la vie des grillons sautant dans l’herbe, des oiseaux évoluant au loin dans la vallée ou s’élevant au-dessus des montagnes et des animaux invisibles dans les fourrés, ne trahissant parfois leur présence que par un bruissement ou une brusque succession de cris ou d’appels précipités ; des plantes obéissant à leurs propres nécessités végétales, presque imperceptiblement, apparemment inertes mais mystérieusement liées aux changements et aux mouvements de la terre. » L’art de l’effacement

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Livre reçu dans la cadre d’une opération Masse Critique sur Babelio.

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L’art de l’effacement, nouvelles d’Anita Desai, Mercure de France, Mai 2013 —

17 commentaires sur “L’art de l’effacement – Anita Desai

  1. J’ai bien aimé la façon dont tu évoques ce livre : un bel exercice d’écriture. mais c’est vrai, notre mémoire est la façon dont nous formons nos propres mythes,dont nous réarrangeons notre vie pour qu’elle soit supportable.

  2. Tu es très tentante mais je n’apprécie pas trop les nouvelles, trop court pour avoir le temps de s’intégrer dans l’histoire… Mais je retiens l’auteur !!

    1. Oui, c’est très agréable ce partage. Surtout que je n’avais vu aucune autre critique sur ce très beau recueil. De sa fille, j’aimerais beaucoup lire La perte en héritage.

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