Piano ostinato – Ségolène Dargniès

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Dès l’aube, Gilles nage dans l’eau d’une piscine municipale. Voilà des mois que cela dure. Un rituel nécessaire, précieux. Une eau apaisante et purificatrice qui le porte tout entier et a apporté à son corps si lourd à son esprit si encombré de la légèreté de l’espace. Ses mouvements ont pris de l’ampleur, il a trouvé la cadence, la bonne mesure, le tempo idéal. Nager a transformé son corps, ses pensées, sa vie. Lui a ouvert de nouvelles perspectives, a fait tomber des murs, a insuflé du temps et du sens.

Gilles est un pianiste de renom. Depuis sa petite enfance, il travaille avec discipline et rigueur. Aucune fantaisie, pas d’improvisation. Application sérieux précision. Élégance perception exaltation. Une existence emplie de sa seule passion. Vivre à ses côtés est compliqué tant il est accaparé par son piano. Les amis passent et se lassent, comme Clara sa compagne.

Quand on lui propose de jouer le Concerto en la mineur de Robert Schumann dans une grande salle parisienne en début d’année, il s’investit totalement. Comme toujours. Il est seul avec Schumann, qu’il appelle familièrement Bobby. Se glisse dans sa vie, presque dans sa peau. Il s’imprègne, il absorbe tout. La préparation est longue et intense mais le jour du concert, Gilles est prêt et confiant.

Seulement, ce soir-là son corps lâche. Une douleur vive irradie à l’intérieur de son majeur droit. Dans la salle, personne ne le remarque. Gilles poursuit le concert malgré la brûlure. Mais après ça, plus rien ne sera pareil. Souffrance physique, rééducation, mélancolie, dépression jusqu’à ce que l’eau le révèle, la nage le réveille.

Un roman bref et saisissant à l’écriture fougueuse et pénétrante. L’histoire d’un homme qui consent à plier plutôt que rompre, en s’accordant autrement avec la musique.

« Décidément, ce sont les meilleures heures que celles du petit matin, ils ne savent pas ce qu’ils perdent ceux qui, à cette heure, sautent à peine de leur lit pour se diriger d’une démarche râleuse vers la salle de bains, ils ignorent sans doute à quel point les fonds des piscines municipales sont des lieux intéressants, ils n’imaginent pas la beauté de leurs carrelages azurés ni celle des corps blancs qui ondulent en silence. Quoiqu’il ne s’agisse pas vraiment de silence, même si ça y ressemble d’assez près, il y a comme un son sourd et lancinant qui persiste au loin, une note apaisante : on n’est pas loin d’un ré mineur, non? se dit Gilles en reprenant sa respiration et en replongeant aussitôt. Mais pas sûr, il faudrait pouvoir en discuter de façon collégiale. »

« Tu t’exécutes, tu vas écrire pour elle le fameux Concerto, bien sûr tu sues devant tes portées, tu en baves, on imagine toujours que les types comme toi ont claqué trois fois des doigts pour écrire leur oeuvre, mais non ça ne vient pas comme ça, le premier jet n’est jamais le bon, trop facile, il faut aller chercher plus loin dans le tréfonds de toi-même les voix que chanteront les cordes, les vents, maîtriser les silences, les accélérations, dégager les grands volumes et ciseler ensuite avec d’infinies précautions, et puis là-dessus, placer le piano, tu rêves qu’il ne domine pas l’orchestre mais l’accompagne, se mette à son service, un piano épris d’égalité, pré-démocratique. Tu combats en permanence les ombres noires qui s’agglutinent à toi, qui te disent : sois triste et étends-y-toi, tu ne mérites pas cette musique-là, tu ne mérites pas cet amour-là, creuse ta tombe et étends-y-toi. »

« On reprend. Il est un peu moins de vingt-deux heures dans la salle. On entend encore deux, trois éternuements, puis silence complet et l’orchestre entame le deuxième mouvement du Concerto. La lenteur, c’est épineux, on n’y trompe jamais son monde, il faut se soucier d’articuler parfaitement, on ne souffrira aucun bégaiement. Ça joue. À un moment qui survient assez vite après le début du deuxième mouvement, on doit être après une trentaine de mesures après le début, Gille ressent une sorte de morsure, ou brûlure, au niveau du majeur droit, douleur discrète d’abord, mais qui s’installe confortablement, se plante là sans qu’on puisse en apparence la déloger et croît en intensité. Il faut être digne, les musiciens ont signé un contrat depuis la nuit des temps, leur serment d’hippocrate à eux, on ne s’arrête pas au milieu d’une oeuvre, on tient coûte que coûte, on ne montre ni crainte, ni terreur, ni chagrin  – pensez que vous êtes de jeunes duchesses, poudrées, perruquées, lui disait un de ses maîtres en toute circonstance vous afficherez maintien de soi, buste tenu, mine radieuse, regard haut, avec un poil d’arrogance. »

Piano ostinato, premier roman de Ségolène Dargniès, Mercure de France, janvier 2019 —

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