Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes – Olivier Bleys

discoursdunarbreDans la province de Liaoning, au nord-est de la Chine, se trouve le misérable quartier de Shenyang dans lequel vivent encore ici et là quelques familles, entourées de ruines d’usines et autres hangars désaffectés. Alentour, tout est gris, triste et froid. La désolation. La plupart des habitants ont fui en quête d’une vie meilleure mais la famille Zhang, elle, est restée. Des irréductibles, des indomptables. Des amoureux de leur terre et surtout de leur arbre à laque. Ils sont cinq : Wei le père, Yun la mère, leur fille et les grands-parents maternels. Ils vivent dans une petite maison d’une seule pièce, serrés les uns contre les autres. Wei, ancien ouvrier est au chômage. Il descend parfois au fond de la mine pour ramener du charbon, à ses risques et périls. Au fil des années, lui et sa femme ont économisé de l’argent sur leur maigre revenu, dans l’espoir un jour de devenir propriétaires. Cette maison familiale est d’autant plus importante aux yeux de Wei qu’au pied de l’arbre centenaire gît la sépulture de ses parents. Ses racines, comme ceux de son arbre sont ici et nulle part ailleurs. Malgré sa vieillesse, ses branches mortes, sa fragilité, l’arbre est toujours là. À sa place. Il est loin le temps où ses feuilles resplendissaient, où s’écoulait de son écorce la sève si précieuse. Aujourd’hui, on veut l’abattre, le réduire à néant. Lui qui a amené tant de prospérité et de bonheur. Seul contre tous, Wei a toujours refusé que quiconque touche de sa hache son arbre.

Un jour qu’il ouvre sa boîte contenant leur épargne pour y glisser quelque argent, Wei se rend compte, ébahi, qu’il peut enfin acheter son logis. La joie sera malheureusement de courte durée puisque le gisement d’un minerai précieux vient d’être découvert juste à côté de chez eux.

Désormais propriétaire d’une « maison-clou », Wei et les siens vivent retranchés chez eux, abrités par leur arbre qui semble veiller sur eux. Les monstrueux engins ouvrent leur gueule et creusent toute la journée dans un bruit d’enfer. Les ouvriers s’affairent comme des fourmis dans la terre qu’ils ne cesse de malmener.

Wei livre un combat inégal mais profondément sincère avec les représentants de cette Chine capitaliste où tout n’est que profit. Ses armes à lui sont l’amour qu’il porte à sa famille et à ses disparus, ses valeurs ancestrales, son osmose avec la nature qui subit mais ne flanche pas.

Un roman en forme de conte où la poésie affleure à chaque phrase, où passé présent futur se battent pour exister, où l’homme mesure la puissance de la nature et le lien profond qui l’unit à elle.

« Il fallait escalader un mur pour voir l’arbre en entier. Alors, s’exposait la créature la plus misérable du règne végétal, grise et avachie, comparable aux buissons qui rampent le long des autoroutes. Les branches hautes avaient perdu leurs feuillages, et rappelaient les phalanges d’un squelette. Les branches basses sortaient du tronc comme s’exprime le jus d’un fruit blet, dans un épanchement de mousse et de bois noir. Seul, ici, un lampion en carton, vestige d’un lointain nouvel an ; là, un disque laser pendu dans la ramure contre les oiseaux, insufflaient un peu d’âme à cette nature morte. L’arbre portait un nom savant : Rhus Verniciflua. Et d’autres, communs : arbre à laque, sumac au vernis, sumac d’Extrême-Orient. Mais les gens du quartier l’appelaient familièrement « l’arbre qui pleure », la coutume étant fixée depuis des millénaires d’inciser son bois pour épancher la sève (…). »

« Voilà pourquoi je n’ai jamais flanché… Quand je descendais râcler le charbon au fond des citernes, quand mes os craquaient sous les poings des mauvais garçons, quand il faisait froid et noir, je pensais : Yun est avec moi. Quelqu’un me veut du bien sur cette Terre, quelqu’un est prêt à m’aider. Yun est avec moi ! Et tu l’étais, en réalité. Pas besoin d’une photo dans le portefeuille. Il suffisait d’avoir ton image derrière mes paupières et ton nom, ancré là… »

« La famille se rassembla à deux pas du fossé, si près qu’en étirant le cou, les Zhang aperçurent leur reflet dans une grande flaque au fond. Cinq formes grises aux contours ondoyants peuplaient ce miroir d’eau sale, où trempait une bâche et rouillaient des bidons. Sur le pourtour de la flaque, un cordon de neige donnait un cadre au tableau de famille. Se contempler là-dedans, voir leurs images flotter à la surface d’une mare huileuse avait quelque chose de triste et d’accablant. C’était comme se mirer sur la lame d’un meurtrier, tachée encore de sang humain. »

« Rappelle-toi, ma chérie : c’est par les racines qu’on tient, c’est à travers elle qu’on dure et qu’on endure… Celui qui les a poussées loin, jamais ne sera arraché! »

Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes, roman d’Olivier Bleys, Albin Michel, Août 2015 —

11 commentaires sur “Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes – Olivier Bleys

  1. Je l’ai repéré celui-là ! J’avais tellement aimé Concerto pour la main morte… J’ai vu que mes libraires l’ont mis en coup de coeur de rentrée et je leur fais confiance aussi.

  2. J’aime tellement cet auteur… une lecture obligatoire, pas forcément tout de suite mais je n’y couperai pas, même si je dois attendre une sortie en poche.

  3. Quel beau titre et quel billet! ❤
    Ma belle Nadège, mais qu’est-ce que tu lis de beaux romans. Je suis touchée par cette histoire d’arbre au pied duquel repose la sépulture des parents de Wei. Arbre qui veille et qui apaise, entouré d’amour. Vraiment, les arbres me parlent beaucoup… Je t’embrasse fort

    1. Je sais ton attachement aux arbres… moi aussi les arbres me touchent. Un très beau livre, à la fois poétique et réaliste avec cet affrontement entre le passé et ses traditions et le présent et ses technologies, ses profits… Bises.

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