Fille – Camille Laurens

Naître fille, être fille : hier aujourd’hui demain… Glissement lent de cette « place » dans l’intime et dans la société, à travers les époques. Un mouvement qui prend son temps ; une lutte quotidienne pour changer le regard sur soi et des autres. Le poids des traditions des habitudes des préjugés des mots des gestes. Camille Laurens ouvre son roman – où le réel et la fiction se mêlent sans cesse – avec l’arrivée au monde en 1959 de Laurence, seconde fille d’une famille bourgeoise, et la déception non contenue de son père qui prononce tout haut sa pensée pour s’en persuader : « C’est une fille… oui oui, c’est bien aussi. » Enfance, adolescence passent avec le regard fuyant du père qui ne s’en remet pas de ne pas avoir eu un garçon, celui de la mère si impassible qu’il en est froid, les doigts d’un grand-oncle qui s’immiscent, le silence qu’il faut garder coûte que coûte… De toute façon, quand on est fille dans les années 60-70, on se tait, on écoute son père, on se plie à ses règles, on se fait oublier. Laurence rêve de liberté d’amour d’égards de respect en lisant des romans. Ainsi, entre les lignes, elle s’extirpe d’une existence pesante. Elle aimera un homme, se mariera, travaillera. Et pour l’accouchement de son premier enfant, son père interviendra en lui imposant un gynécologue – non expérimenté – ; le bébé ne survivra pas. Et Laurence, elle, devra continuer à vivre avec ce manque au creux d’elle entre colère et tristesse. Plus tard, une fille naîtra, et avec elle des interrogations des doutes des hésitations des craintes… Exigence de bien faire, pression dans la transmission, et pour cela parvenir à se libérer soi-même du passé, de s’en défaire. Un roman fort, habile – douloureux parfois – où l’on prend conscience de la puissance – souvent dévastatrice – des mots. Pour les filles, et pour les garçons aussi.

« On te pose sur le ventre de ta mère, coucou, fait ton père au vu de la vulve indéniable. Tu vagis. Machinal, il se fend d’un sourire puis recule. Tu ne couines pas, tu brailles, tu t’époumones, quel coffre, pour le coup, à l’oreille on ne ferait pas la différence. Un voix de stentor, trois kilos neuf, cinquante-deux centimètres : on n’est pas passé loin. Ton père se retire. Tout lui semble épuisant, soudain, il est vidé, il rentre se coucher – le cordon, la tétée, le bain, très peu pour lui, dans quatre heure il faudra reprendre les consultations. Appeler la famille ardéchoise en modulant sa voix qui s’éraille : « C’est une fille… Oui, oui, c’est bien aussi. » Une fille. Voilà, c’est dit, c’est fait. Le champagne va rester dans la 403. Un garçon, il aurait assisté au premier bain pour le plaisir de voir flotter le sexe avantageux. Tandis qu’une fille… Rien à voir.  »

« À propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n’as et n’auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. La fille est l’éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galiot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n’as qu’une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L’unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu’un – tes parents, ton époux, alors qu’un homme existe en lui-même, c’est la langue qui le dit, comme la grammaire l’expliquera plus tard, dans ta petite école de filles jouxtant celle des garçons que « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Fille, roman de Camille Laurens, Gallimard, août 2020 —

7 commentaires sur “Fille – Camille Laurens

  1. Je n’aime en général pas vraiment ce mélange entre fiction et essai mais pour le coup, le sujet et certains extraits lus me tentent bien. C’est un sujet à la ‘mode’ mais on n’en parlera jamais assez…

    1. Comme toi, je n’aime pas l’autofiction mais là il y a un bon dosage entre réalité et fiction, une belle plume, et le sujet est très bien abordé.

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