Le monde sensible – Nathalie Gendrot

lemondesensible

Ils s’étaient rencontrés trois jours avant, Delphine et Elvin. Des regards échangés dans la rue baignée de soleil, puis des sourires timides autour d’un verre, des questions banales, des réponses évasives, des rires, des silences et des pas de danse.
Il pleuvait à verse ce soir-là, le grand soir où ils devaient se revoir. Et ce n’était pas pour déplaire à Delphine, elle qui se protège tant de l’agitation et du brouhaha. Les trottoirs sont clairsemés, les gens ne traînent pas, pressés, le visage caché sous leur parapluie. La jeune femme est géographe, elle étudie les cartes. Voyage en rêve sur tous les continents. Elle aimerait arpenter la planète mais le monde lui fait peur.
En retard, elle court sous la pluie, se hâte. Enfin, elle le voit, de l’autre côté de la route. Vêtements trempés et esprit embué, elle traverse… et n’arrivera jamais en face. Blessée grièvement par une voiture, Delphine se réveille à l’hôpital.
La voilà dans le monde sensible, bloquée sur un lit. Autour de son corps, le personnel médical s’affaire. On lui demande de mesurer sa douleur, de un à dix. Des minutes, des jours, des semaines à voir ces chiffres danser devant elle… elle invente des formules mathématiques, plonge au plus profond d’elle-même, sonde les perceptions de l’intérieur qui se mêlent inévitablement aux bruits du dehors – des cris de patients, des discussions de médecins et de visiteurs, le son de la télévision… La morphine est bienfaisante, le corps prisonnier – dépendant – de tout mouvement, l’esprit lévite, les rêves sont hallucinatoires… Delphine fait le tour de sa personne au gré des variations de la douleur et de la présence ou non de Morphée.
Un roman de sensations porté par un souffle lyrique.

« Je revenais sur terre sous la forme d’un circuit hydraulique. Au poignet, l’entrée. Entre les jambes, la sortie. J’étais une pièce du circuit, celle qui transforme le liquide de perfusion en urine. Pendue par la veine du poignet et par la vessie, je découvrais la sérénité souffrante. (…) Peu d’entre mes membres n’étaient pas endoloris mais je faisais l’irréelle expérience du transport des sens d’un bout à l’autre du circuit. Je ne contrôlais rien, ne décidais rien, ne voulais rien. J’étais une pure présence idiote, larvaire. Rien ne pouvait être exigé de moi, pas même de pisser seule. Je lévitais, sans aucune forme de plaisir, mais plutôt dans un abandon nerveux absolu, dans cet espace incertain entre la souffrance et l’indifférence. »

« Zéro est l’ailleurs du corps, celui qui ne sent pas. La non-douleur, la paralysie, la tétanie, l’insensation : tout un monde s’ouvre après ce zéro. C’est le monde insensible. À partir de 1 on passe de l’autre côté, celui qui perçoit, qui sent. De 1 à 10, on fait le tour du monde sensible. »

« La douleur, c’est une rencontre mythologique, c’est le monstre marin qui surgit dans l’existence de Phèdre, c’est comme trouver le dieu Morphée dans sa chambre. Quand elle est là, l’esprit est trop occupé pour la comprendre. Quand elle a disparu, elle n’existe même plus comme souvenir. On ne peut rien en faire. On ne peut pas la décrire, on ne peut pas s’en souvenir. C’est un fantôme qui change de forme sans arrêt. Elle demeure tapie au fond du cerveau primitif, dans la partie animale de la conscience. Comme le dieu Morphée, elle sait adopter n’importe quel visage. Quand elle se sent appelée par une apparition qui lui ressemble, elle déploie ses ailes ; alors, l’ombre s’étend, sans image, sans forme ; c’est un trouble incontrôlable, un voyage dans le temps des sensations. »

Livre reçu en Service de Presse.

Le monde sensible, roman de Nathalie Gendrot, Éditions de l’Olivier, Janvier 2016 —

10 commentaires sur “Le monde sensible – Nathalie Gendrot

  1. Un roman qui me semble fort, sensible et à elle seule cette phrase que tu as écrite me donne envie de le lire : « Delphine fait le tour de sa personne au gré des variations de la douleur »…
    Je t’embrasse

  2. Tu as le chic pour écrire des billets vraiment poétiques 🙂 Et du coup, j’ai très envie de découvrir ce beau roman, je le note dans mon petit carnet spécial wish list.

Laisser un commentaire