Les hommes n’appartiennent pas au ciel – Nuno Camarneiro

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Nuno Camarneiro écrit là un premier roman étonnant. Son écriture est poétique, philosophique et spirituelle, elle parle des hommes et de leur nature, de la société et de son emprise, de croyances, de l’attachement aux gens, aux choses et aux lieux, de la connaissance et de la création littéraire. Il s’en dégage beaucoup de sensibilité. Des émotions en-dedans, de l’amertume, de la solitude, de l’errance, des réflexions sur le sens de la vie, de la mort. Des quêtes intérieures.

L’auteur a choisi une construction originale : trois récits s’entrecroisent tout au long du roman, trois vies, trois hommes. On suit ainsi l’histoire de chacun alternativement, un chapître sur trois.

Karl, un jeune immigrant d’Europe Central est laveur de vitres à New-York. On imagine son arrivée en Amérique, plein d’espoir. Licencié, il descend dans les rues de la ville, bruyantes, méfiantes voire agressives. Il marche sans but, le coeur déchiré, déraciné. Karl trouvera une place d’homme à tout faire dans une maison close. Il tombera éperdument amoureux de Célestina, une prostituée, qu’il ne peut posséder, s’évanouissant sans cesse dans d’autres bras.

On découvre Jorge, enfant, qui semble nager dans le bonheur et la plénitude. Il vit à Buenos Aires dans une charmante maison avec ses parents, sa petite soeur Norah et sa grand-mère. Les enfants passent leurs journées dans le jardin, Jorge invente des histoires, rêve de tigres et lit les grands classiques de la littérature. Il déborde d’imagination. Il découvre la réalité avec son entrée à l’école, myope affublé de lunettes, il se sent différent des autres enfants, des petits voyous. Cette confrontation le heurte. Il se rappellera longtemps de Roberto, son petit voisin qui n’avait aucun livre chez lui mais savait se servir de ses poings. Puis, il partira avec sa famille en Suisse où il fera ses études. Il écrira une prose et une poésie traversées de fantastique et d’imaginaire.

Fernando est encore adolescent quand il arrive en bateau à Lisbonne. Il a quitté ses parents pour venir vivre chez sa tante. D’une santé fragile, il passe beaucoup de temps à réfléchir sur le monde et surtout sur lui, sur son cheminement intérieur. Il traîne sa mélancolie dans les rues de Lisbonne, hante les cafés. De plus en plus tourmenté, il écrit son désespoir. Des poèmes emplis de mysticisme.

Durant l’année 1910, deux comètes traversent le ciel, l’embrasant. En bas, les gens ont peur. Ce phénomène céleste étrange inquiète autant qu’il interroge. La mort les frôle… la fin du monde est proche…

Jorge, Fernando et Karl sont bien au-delà de ces craintes, bien loin de ces considérations, préoccupés par leur propre chemin de vie… des personnages singuliers, des figures emblématiques : Borges, Pessoa et Kafka (après quelques recherches, j’ai appris que Karl est le personnage de l’Amérique, premier roman de Franz Kafka). Un hommage de l’auteur à ses trois grands hommes de la littérature, et à travers eux une longue réflexion sur les hommes et leur devenir.

 « – Lorsque le monde fut créé, les hommes furent posés les pieds sur la terre et avec la crainte des hauteurs. Les hommes n’appartiennent pas aux hauteurs, comme les oiseaux et les anges, le vertige nous fut donné par la nature pour que nous ne l’oubliions pas. Les hommes qui montent trop haut sont poussés par le diable, en dessous de tout, vers l’enfer auquel ils aspirent. La force de la terre est celle du diable à attirer les gens. »

« Le bateau est une machine à transformer des vies, un mouvement aussi sûr que le temps. Il transporte les vies de gens qui pleurent, dorment et font l’amour. Un corps qui voyage à vitesse constante perd la notion du mouvement sans oublier qu’il est un corps, qui fait ce qu’il doit faire, puis il dort et c’est déjà un autre jour et un autre lieu. »

« Celui qui ne sait pas où aller poursuit sa marche sans savoir où il va. La ville bouscule. Lorsque quelqu’un demande « qui es-tu? », ce qu’il demande, vraiment, c’est « que fais-tu? » et la réponse se doit d’être rapide et catégorique, un verbe et un nom. S’ensuivent des affinités ou l’indifférence, dans cette ville un homme est une machine à faire des choses, un verbe, une fonction qui se passe de tout le reste. »

« Un homme qui écrit peut transformer le monde à son gré. Le code infaillible des lettres les unes derrière les autres renferme tout ce qui est connu, passé, futur et le présent tel qu’il doit être. Une armée a gagné une bataille car c’est écrit dans un livre, un homme est mort, un empire s’est effondré, un dieu vint sur terre. L’homme est parole, l’empire eset parole, l’armée et Dieu et tout, rien que des paroles inventées à l’heure où les hommes sont devenus hommes. »

« Une lumière jaune brille au fond de Jorge, la lumière de l’étoile perdue qui peut encore tant. Il n’y a pas de mauvais livre, il n’y a pas de mauvais mondes, mais seulement des livres à écrire, et des poèmes, et des contes, des hommes et des tigres. Il y a une ville qui attend, des chants vides de bibliothèques pauvres, des têtes en attente, tant de pages si blanches et tant de soif. »

« Il y a des hommes tristes et des hommes joyeux et il y a aussi de vieux hommes. L’âge est une soupe froide d’émotions anciennes, des saveurs et des arômes qui surgissent au hasard dans la mémoire des vieux. Le temps use tout ce qu’il effleure, pierres et corps, il arrondit les angles de toute chose comme s’il en combattait les formes. Le temps nous mâche doucement pour que la mort nous trouve tendres et dociles. La mort aussi est une vieille dame aux dents fragiles d’avoir tant rongé. »

 

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Roman portugais

Livre reçu en Service de Presse.

Les hommes n’appartiennent pas au ciel, roman de Nuno Camarneiro, JC Lattès, Octobre 2014 —

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