La garçonnière – Hélène Grémillon

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Le temps n’efface jamais un passé trouble. L’être humain garde en lui des marques, son corps en conserve la mémoire, son esprit en rejette les réminescences. On ne peut rien y faire, c’est ainsi. Mais la parole serait libératrice de bien des maux ; dire sa souffrance, la partager, délester son fardeau.

Vittorio Puig est psychiatre, il écoute d’une oreille attentive les mots de ses patients et tente de décrypter l’indicible. Dans son cabinet défilent des hommes et des femmes au passé tourmenté, ayant pour la plupart été confrontés aux horreurs de la junte. Nous sommes à Buenos Aires en Argentine, en 1987. Onze ans après le coup d’état.

Aujourd’hui, celui qui écoute n’est pas entendu. Il a beau clamer son innocence, tout l’accuse : sa femme Lisandra vient d’être retrouvée morte sur le bitume au pied de son immeuble. Défenestrée. Aux dires des voisins, le couple se disputaient souvent. Vittorio fait un parfait coupable.

Eva-Maria, une de ses patientes ne croit pas à sa culpabilité. Elle se rend au parloir et les rôles s’ inversent, Eva-Maria interroge Vittorio. Elle va mener une enquête parallèle, retranscrivant notamment les cassettes contenant les dernières paroles des patients. Si elle commence ses investigations avec détermination, elle va vite être submergée par l’émotion en levant le voile sur les entretiens d’Alicia, de Felipe et de Miguel. Elle-même ne s’est jamais remise de la disparition de sa fille, enlevée par la junte. L’alcool l’aide à survivre. Son mari l’a quittée, la laissant élever seule Esteban leur fils. Un fils, devenu transparent à ses yeux.

Le vieillissement de sa peau, l’incapacité à procréer angoissent terriblement Alicia. Elle envie et jalouse la beauté et la jeunesse des filles…

Alors que Felipe vient voir Vittorio, craignant que sa femme le quitte, il se révèle être un ancien tortionnaire de la junte, ayant participé également à l’enlèvement de bébés…

Quant à Miguel, un grand pianiste, il expose avec un réalisme terrifiant les tortures qu’il a subies et la mort atroce de sa femme, évoquant en filigrane la présence non négligeable de psychiatres auprès de la junte…

Avec vivacité et intensité, l’auteure mêle les petites histoires à la grande Histoire, l’intime à l’universel, le quotidien à l’accidentel. La construction narrative est changeante, la lumière se fait puis se défait, le doute s’insinue d’un personnage à l’autre. Un drame conjugal encadre une enquête qui elle-même contient des nouvelles (les trois enregistrements), agrémenté par l’intervention de personnages extérieurs comme le vieux professeur de tango de Lisandra, le propriétaire d’un magasin de jouets, des amants, des maîtresses… Puis la voix de Lisandra résonne, claire et forte. Elle aura le dernier mot. Et au-dessus de ces trames plane l’ombre de  la jalousie.

La tension monte crescendo au fil des pages jusqu’au final, effroyable. Le tissage si singulier du roman n’est à aucun moment confus. Chaque point de vue amène sa part d’éclaircissement. Ancrées dans une époque et dans un lieu, les récits de tous trouvent naturellement leur place et leur évidence. Un maillage habile pour un thriller haletant.

« Un homme qui tombe ne fait jamais bouger la terre. »

« D’abord on se tasse, c’est bien fait la Nature quand même, on commence par prendre un peu moins de place dans l’espace, dans le champ visuel de l’autre, un indice physique, imperceptible à l’oeil nu, par lequel on signale l’amenuisement de notre intérêt, le début de la disparition. »

« Ne pas lui infliger moi toujours moi. Me transformer au rythme de ses désirs. Les lui apporter toutes, en restant l’Unique. La vie nous inflige notre unicité, notre unicité comme un tout, réduit et limité à porter, à supporter toujours. Le même sourire. Le même éclat de rire. Les mêmes yeux qui se posent. Les mêmes mains dans les mêmes cheveux. Les mêmes épaules qui se haussent. Les mêmes jambes qui se croisent. Les mêmes bras qui s’étirent. Les mêmes baillements. La même voix. Le même dos. Les mêmes dents. La même peau. Les mêmes seins. Combien de fois nous lassons-nous nous-mêmes pour ne pas lasser les autres ? Comment pourrait-il ne pas me trouver récurrente ? On ne peut plus mettre le feu quand on est toujours là. »

« Ceux chez qui l’amour ne veut pas mourir meurent d’amour. Je suis en train de pourrir. La peur alourdit les corps. J’ai pris du poids et je n’ai pas grossi. Ce n’est pas de la graisse. Ce n’est pas de l’eau. C’est de la peur. La peur alourdit les corps. Je le remarque quand je danse. Je n’ai plus de légèreté. La peur de le perdre. La jalousie est un influx sur les pensées, mais aussi sur les corps, mes muscles, mes nerfs sont tout entiers tournés vers lui. Les tissus de mon corps sont soumis aux ordres de la jalousie. J’étouffe. »

La garçonnière, roman d’Hélène Grémillon, Flammarion, Septembre 2013 —

18 commentaires sur “La garçonnière – Hélène Grémillon

      1. Ca y est, je l’ai lu et j’ai posté ma revue. Difficile de faire mieux que ta revue que j’adore et que j’ai pris plaisir à relire après avoir fini le livre. J’ai beaucoup aimé. Pas autant un coup de coeur que pour le confident mais quand meme, pour un deuxième bouquin, c’est très bien et c’est une auteure que je vais suivre de près!

  1. C’est le premier billet que je lis sur ce roman, j’attendais un avis de lecteur (ou lectrice) après avoir vu Hélène Grémillon à La grande Librairie. Il me fait de plus en plus envie, je ne te dis pas merci 😉

  2. Un roman en apparence attrayant, développant sans nul doute les même qualités littéraires que « Le Confident ». Est-ce vraiment une confidence que de laisser planer cette idée?
    Merci Nadège, ta chronique est fameuse.

  3. Un détail qui n’a aucune importance : l’auteure est splendide, franchement ! Comme j’ia bien aimé Le confident, je suis prête à tenter le coup avec La garçonnière (au niveau des titres, elle ne se complique pas, la petite jeune !)

  4. Ca semble écrit avec beaucoup de brio. J’avais aimé Le confident, lu il y a peu, mais il avait glissé sur moi sans vraiment trouver de points d’accroche. Celui-ci devrait me marquer -selon ma libraire préférée!

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