L’étoile Absinthe – Jacques Stephen Alexis

etoileabsinthe

Aujourd’hui, l’ardent désir de l’Églantine est d’abandonner à jamais la prostituée amarrée en elle. Que la Nina Estrellita s’évanouisse, qu’elle soit délogée, expulsée du plus profond de son être ! En passe de changer d’existence, la jeune femme s’abrite désormais à la pension Colibri, à Port-au-Prince, nimbée de solitude mais pleine de l’espoir d’une rédemption.

Sa rencontre avec Célie Chery, une femme dure mais déterminée devrait permettre à l’Églantine de s’affranchir. Ensemble, elles affrètent un voilier, le Dieu-Premier, paient un équipage et se lancent dans le commerce du sel. L’Églantine quitte la terre, laisse derrière elle son ancienne vie, sa violence, sa fureur. Elle fuit la Nina pour se retrouver, elle. Mais il n’est pas aisé de se délester du poids de l’autre, la jeune femme sent bien le désir qu’elle suscite auprès des marins… les pulsions du corps.

Puis arrivent la tempête rageuse et sa cohorte d’éléments déchaînés, les rafales du vent, l’ébranlement du voilier, la confusion, le soulèvement de la mer, le tumulte, la lutte des marins, l’épouvante qui se rue, la mort qui frôle, l’instinct de survie, le conflit intérieur de L’Églantine, l’âpreté du poison qui enivre, et les mots de Jean dans l’Apocalypse qui résonnent « …Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe et beaucoup d’hommes moururent par les eaux, parce qu’elles étaient devenues amères… »

L’écriture de Jacques Stephen Alexis est hypnotique. Ses mots coulent comme un torrent, ils abondent, débordent, tonnent et éclatent. Ce roman est un jaillissement, une musique impétueuse, un camaïeu de rouge, une poésie flamboyante et sensuelle, une exacerbation des sens, un entrelacs de rêves hallucinatoires et de réalité crue. Découvrir cet auteur est une expérience. L’étoile absinthe est un embrasement, un roman inachevé qui a su attiser ma curiosité… Compère général soleil, Les arbres musiciens, L’espace d’un cillement et Romancero aux étoiles, ses autres écrits sont à lire, assurément.

 

« L’Églantine va dans l’escalier de la pension Colibri. Elle avance d’une démarche réflexe. Deux ruisseaux acides fusent le long de ses mâchoires. La pulsation rythmique du sang dans la tête – pic-vert picorant le sommet du crâne – exacerbe l’agacerie sans cause de tout l’arbre des nerfs… Oui, vivre d’abord. Accomplir des gestes, les organiser en actes, gouverner ses œuvres pour trouver un nouvel équilibre… L’Églantine descend les marches de l’escalier de béton, elle se porte à peine, elle va… tout reconsidérer. Par exemple, se débarrasser de ce balancement significatif des hanches qui est tout un programme, la dégaine provocante de La Nina Estrellita. »

« Au noir vitreux des heures, la lente cycloïde du temps fait onduler l’Églantine convulsivement agrippée aux grelins du grand mât. Amère délice de saint Sébastien, cette agonie procure une macabre volupté dernière, le vent a pour guitare un cercueil d’harmonie et le gréement grelotte et grince sous la grêle. Le Néant rôdaille, il avance son museau abscons, il approche, à chevauchons, sur son araignée de cérémonie. L’Épouvante transfigure l’Églantine, les bras en croix dans les haubans, frisés d’un tremblement léger, laiteuse, elle jouit. »

« Le soir tombe, les moustiques vrombissent, le soleil allume des derniers incendies dans les nuages. Tout l’occident flambe et les ombres elles-mêmes sont roses dans la crique où se balance le Dieu-Premier fin paré pour la poursuite du voyage. La marée montante danse la rumba, secoue ses jupons froufroutants de satin bleu dont les innombrables volants dentelés d’écume blanche se soulèvent et retombent découvrant la chair blond rosé de la grève. Plaqué de teintes plates et crues, l’horizon chatoient et au-dessus passe tout un train rapide de petits nuages frisettés, versicolores, dans le couchant flamboyant. »

 

L’étoile absinthe, roman haïtien inachevé de Jacques Stephen Alexis (1922-1961), publié pour la première fois d’après le seul manuscrit disponible, Éditions Zulma, 160 pages, Février 2017 —

11 commentaires sur “L’étoile Absinthe – Jacques Stephen Alexis

    1. Oui, ce roman est inachevé. L’auteur a été assassiné avant qu’il ne puisse terminer son livre. Ce roman pourrait très bien se finir comme ça. À nous d’imaginer la suite… Je ne connaissais pas cet auteur, voici quelques mots à son sujet : »Jacques Stephen Alexis est né le 22 avril 1922 à Gonaïves. Il meurt à trente-neuf ans, en avril 1961, assassiné à son retour en Haïti. Entre-temps, il vit la grande vie amoureuse et intellectuelle à Paris (Aragon, Breton, le premier Congrès des écrivains et artistes noirs…), devient médecin neurologue, voyage à travers le monde, rencontre Khrouchtchev, Hô Chi Minh, Mao, se lie d’amitié avec Che Guevara, et publie quatre chefs-d’œuvre qui font de lui la figure de proue de la littérature haïtienne contemporaine – et bien au-delà. Un écrivain culte. »

  1. Déjà le titre est sublime et alors les passages le sont tout autant. Je ne sais pas s’il sortira en poche mais ça m’est égal parce que je sais que je devrais le lire celui là.

  2. Les extraits sont d’une riche poésie. Et la thématique d’une grande richesse. Puis il y a Port-au-Prince… ❤
    Je t'embrasse ma Nadège, merci pour la découverte de ce roman qui me parle beaucoup

Laisser un commentaire