D’emblée le vouvoiement intervient, attelé au futur simple. Le ton est injonctif. La voix est off. Elle s’adresse à la gouvernante, nouvellement nommée chez une famille bien sous tout rapport d’une banlieue pavillonnaire paisible et cossue. Cette dernière prend ses fonctions et semble devoir suivre à la lettre, le protocole écrit par un certain Lewis, sur un carnet dont elle ne devra jamais se séparer… Elle aura en charge la gestion de la maisonnée et s’occupera particulièrement de la petite Elena, quatre ans.
Au commencement, la singularité de la construction narrative déstabilise le lecteur mais très vite, ce « vous » pénètre en lui. Il devient spectateur du drame qui est en train de se nouer. Il lit le protocole en même temps que la gouvernante, et entre ainsi dans une troublante complicité. Car ce qui se trame est nébuleux et d’une lenteur calculée. La tension narrative monte crescendo. Au fur et à mesure, la gouvernante s’insinue dans la vie familiale, se rend indispensable, devient la confidente de la femme, la maîtresse de l’homme, lit toujours le même livre à Elena – Contes de la forêt -, on l’invite au restaurant, la consulte sur d’éventuels placements bancaires… Chaque jour, sans qu’on la voie la gouvernante verse de l’eau dans un interstice du plancher de l’entrée. Chaque jour, il se gondole davantage, et doucement elle prend l’ascendant sur les membres de la famille. On assiste, impuissant à la manipulation – ou plutôt à la double manipulation -, car la gouvernante ne fait qu’obéir, tel un pantin, aux ordres de Lewis. Qui infuse, on l’apprend assez tard, le protocole à la ville entière. L’entreprise n’est pas isolée, mais d’une grande ampleur…
Thriller, dystopie, roman social, difficile de mettre ce livre dans une case. Et en le refermant, la sensation d’oppression s’estompe péniblement. Les vies étriquées, les esprits étroits, à l’image de ces maisons identiques, serrées, alignés, les prévisibilités des gens, la petite mécanique d’un bonheur fictif amènent à la réflexion.
Un premier roman très réussi. Saisissant, déroutant et intelligent.
« Dès le premier coup d’œil, vous lui semblerez suspecte. Il faudrait toujours essayer de comprendre ce que les gens ressentent, nous l’avons déjà ressenti, ce qu’ils pensent, nous l’avons déjà pensé, et eux non plus n’ignorent rien de ce que nous éprouvons. »
« Au moment où vous vous apprêterez à emprunter l’escalier, elle surgira derrière vous, jaillira de sa chambre pour vous demander précipitamment si une sortie avec elle et son mari vous tenterait, dans une petite trattoria de quartier (…) et d’attendre jusqu’au lendemain vous semblera un long chemin à parcourir, vous terminerez ce chapitre, vous vous enfoncerez dans votre lit, et vous attendrez le lendemain, parce que c’est ce qu’il faut faire, c’est ce que vous devez faire, vous endormir à la bonne heure et attendre, attendre que tout finisse par arriver, et que tout arrive dans le bon ordre. »
« Vous déambulerez dans la maison. Vous vous assurerez que tout est en place. Vous regarderez cet intérieur qui a commencé de se transformer, le parquet gondolé, les plantes encore vigoureuses. Remontez. Allez dans leur chambre. Asseyez-vous sur leur lit. Vous vous y sentirez bien. Il sera fait. Vous vous allongerez. C’est ici qu’ils se couchent chaque soir, dans cette grande pièce un peu vide. Vos mains caresseront l’emplacement de leurs corps tels qu’ils les disposent la nuit. »
« La vie, disait Lewis, si vous en contrôlez les paramètres accessoires, c’est comme un coup de billard à cinq bandes. Si l’impact de départ est précis, vous pouvez prévoir au millimètre où arrivera la boule. »
— Protocole gouvernante, premier roman de Guillaume Lavenant, éditions Rivages, août 2019 —
Et billet qui intrigue, s’il passe sous mon nez ce roman-là, j’essaierai de le saisir au vol.
Un roman singulier et captivant, j’ai beaucoup aimé! Et la construction narrative est formidable, je n’avais jamais vu ça!
Très tentée !
J’ai adoré!