Dans la baie fauve – Sara Baume

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Comme chaque mardi, Ray se rend au centre de la petite ville côtière irlandaise, à quelques encablures de la maison paternelle. En ce printemps, comme de coutume, il déambule. Mais cette fois-ci, des petites annonces punaisées dans la vitrine de la brocante lui font lever la tête ; la photo floue d’un cocker amoché, un œil en moins, attire son attention. Le soir-même, One Eye a pris place dans la voiture de Ray : direction la maison du père. Depuis sa mort, il y vit seul. Depuis cinquante-sept ans, il traîne sa solitude et sa carcasse à travers une vie nébuleuse alanguie éraflée cabossée. Il n’a jamais connu sa mère, n’allait pas à l’école, ne connaissais pas les joies des balançoires et autres toboggans. Pour ses dix ans,  on l’avait emmené dans un zoo mais il pleuvait tant que les animaux se cachaient dans leurs abris… L’enfant différent devint par la force des choses un être asocial dépendant inquiet… Le père était distant et taiseux…  Désormais One Eye sera son compagnon de fortune. Enfin, l’homme pourra faire entendre sa voix, parler comme il ne l’a jamais fait, s’ouvrir, montrer ses cicatrices dévoiler ses blessures, partager son quotidien son amour de la nature ses petits instants de plaisir.

Mais lors d’une promenade estivale sur la grève, le cocker s’attaque à un petit garçon. La mère, furieuse, hurle à Ray et One Eye qui se carapatent : « Je sais où vous habitez !  » Dès le lendemain, l’homme et son chien quittent la maison et partent en voiture. Ils rouleront tout l’automne et une partie de l’hiver. Le maître et l’animal, dans l’habitacle,  ensemble, constamment. Sans relâche. Défilent les forêts, les collines, les rochers, le bitume, les herbes, les fleurs, la mer, le sable, le vent, le soleil, la bruine, la grisaille, les bruits mécaniques, les cris des bêtes, le marmonnement de quelques auto-stoppeurs, l’odeur des troquets, et toujours les mots de Ray qui reconstitue son existence passée au fur et à mesure de ses réminiscences. Quant l’argent se met à manquer, ils doivent rentrer mais l’homme pourra-t-il continuer à vivre dans cette maison renfermant de sinistres souvenirs ?

Ce texte est stupéfiant. Je n’ai jamais lu un livre d’une telle intensité. Le soliloque de  Ray est porté par une langue merveilleusement imagée. L’auteure traque le moindre détail, la couleur la plus insoupçonnée, révèle les bruits et les rumeurs du monde, dessine une amitié indéfectible, dépeint tout à la fois les manifestations de la nature de l’âme humaine de la société et les confond, . On tourne la dernière page, le cœur battant fort dans la poitrine. Ces personnages tellement ingrats au commencement nous touchent nous remuent nous bouleversent tant qu’on n’a pas envie de les laisser. Je voulais rendre hommage à la traductrice qui a effectué un magnifique travail. Lisez ce roman, vraiment…

« À quoi je peux ressembler, vu de ton œilleton solitaire?  Tu m’arrives tout juste au mollet et je suis massif comme un rocher. Mal fagoté, avec une barbe mitée. Les traits passés au rouleau compresseur, le poil pareil à de la limaille de fer. Quand je reste immobile, je me voûte sous le poids de mon propre bloc de peur. Quand je marche, je clopine sur mes pieds de cul-terreux et mes jambes mal proportionnées. Mes rotules calleuses sortent par les déchirures de mon jean et mes mains battent l’air maladroitement, bêtement. Elles m’ont toujours donné du fil à retordre. Je n’ai jamais trop su quoi en faire quand elles ne battent pas l’air. »

« Tout est rempli d’histoires, m’a dit un jour une voisine âgée, justement celle qui m’a appris à coudre. J’étais alors tout petit, trop petit pour comprendre que l’apparence de la plupart des choses est trompeuse, et leur signification changeante. À cause de ce qu’avait dit la voisine, j’ai ouvert avec un couteau à pain la couture dans le dos de Mister Buddy, mon ours en peluche préféré. Je cherchais des histoires, j’ordonnais aux mots de jaillir et de former des lignes horizontales comme dans mes livres de contes. Au lieu de quoi j’ai découvert que Mister Buddy était entièrement rembourré de nuages miniatures. J’ai remis les nuages à l’intérieur et je l’ai fourré sous la machine à laver (…). »

« Parfois je perçois ta tristesse, la même que la mienne. Je la perçois à ta façon de soupirer, la tête basse. À ta façon de ne jamais baisser totalement la garde ni de tenir pour acquis l’univers que je t’offre. Ma tristesse à moi n’est pas un parti pris, mais quelque chose de coincé entre les murs de ma chair, comme un brouillard sale. Elle ternit tout. Elle roule le monde dans la suie. Elle vide mes membres de leur force et me voûte le dos. »

« Je m’examine de profil dans le rétroviseur, et je me demande si on finit par se ressembler, comme c’est censé nous arriver. Extérieurement, on est toujours aussi noirs et noueux que la nature nous a faits. Mais intérieurement, sans trop savoir pourquoi, je me sens différent. Je me sens animalisé. Il y a en moi une sauvagerie apparue en même temps que toi. »

coeur

Dans la baie fauve, roman de Sara Baume traduit de l’anglais (Irlande) par France Camus-Pichon, Collection Notabilia Les éditions Noir sur Blanc, Janvier 2018 —

7 commentaires sur “Dans la baie fauve – Sara Baume

  1. Rien qu’en voyant la couverture on a envie de découvrir cet univers. Ton texte est vraiment beau et incite à tenter l’aventure. Tu as raison de souligner le travail de la traductrice. Ils ont un rôle si important car il faut adapter sans dénaturer. Excellent weekend à toi Nadège, Bises bretonnes 🙂

    1. Je suis complètement d’accord avec toi, il est important de parler du travail des traducteurs, leur nom apparaisse rarement sur la première de couverture, c’est dommage. Bises.

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