De ce pas – Caroline Broué

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La rencontre de Tin et Paul est belle et pleine de grâce, une de ces rencontres qui foudroient, vous laissent sans voix. Fous amoureux l’un de l’autre, ils grandissent et se construisent ensemble sans jamais parler de leur vie d’avant. Tout semble commencer le jour de leur premier tête-à-tête. Ils avancent pas à pas. Elle est danseuse étoile à l’Opéra de Paris, il est photographe, amateur de peinture. Passionnés par leur art respectif, ils y évoluent avec exaltation en portant un regard bienveillant l’un sur l’autre. Un enfant viendra sceller leur amour. Une grave blessure oblige la danseuse à mettre un terme à sa carrière. Une fêlure qui va alors bouleverser sa vie, insidueusement. Tin devient Marjorie. Avec Paul, ils voyagent à travers le monde avec leur ami Jérôme, un aventurier, ils regardent leur fille grandir, Marjorie écoute Coralie lui déballer sa vie – une copine dont le flot de paroles ne se tarit jamais – les années passent…
Aujourd’hui, Marjorie a quarante ans, et son passé remonte à la surface. Elle s’interroge sur son existence, sa relation avec Paul, la danse – sa respiration –, sa mère avec qui elle a fui le Cambodge durant le génocide en 1975, son père resté là-bas – la douleur de cette séparation se fait lancinante désormais –. Et Paul, par rebond, voit lui aussi d’anciens ennuis familiaux ressurgir violemment. Ils avaient marché main dans la main tout ce temps sans se dire un mot sur leurs maux. Désormais, tout éclate. Ils assistent à un déferlement d’émotions et de non-dits. Le refuge qu’ils s’étaient fabriqués vole en éclats. Le silence enveloppant se trouble. Et puis, il y a Justine, une vieille voisine qui conte à Marjorie des bribes de sa vie marquée à jamais par la seconde guerre mondiale. Une parole sage et généreuse…
Un roman sur le franchissement, le dépassement. Oser avancer, lever le voile du passé qui obscurcit l’avenir, rompre le silence et s’alléger enfin. Une histoire et une écriture sensible avec la danse pour toile de fond. Cependant, le va-et-vient spatio-temporel m’a gênée parfois dans ma lecture – un rythme saccadé sûrement voulu par l’auteure –. Un premier roman prometteur.

« Paul avait beau être photographe, quand ils étaient ensemble, la main du peintre rejoignait le bras du danseur. Ce qui réunissait Paul et Tin, fondamentalement, c’était le silence. Le silence de l’art. Ils se trouvaient précisément à la jonction de deux axes complémentaires : celui du peintre dansant sur sa toile et celui du danseur composant les couleurs de sa chorégraphie. Leurs vies s’entremêlaient, et ce mariage impromptu transcendait leurs différences. Ils n’avaient plus besoin de se parler pour se comprendre. L’entente entre eux était tacite. Ils s’accordaient d’un regard furtif. D’un geste de la main. Loin de tout bavardage, de tout mot superflu, leur mode d’être et de relation relevait de l’implicite, de l’entendu avant même d’être dit. »

« Le monde que je tisse de mes pas et construis de mes gestes est autre, mon corps dansant ignore tout, pour n’écouter que lui-même dans son espace propre, car la danse est affaire de temps, d’espace et d’écoute. Elle me fait entrer dans une vie étrangement instable et réglée à la fois, un temps qui ne dure pas, mais qui est cyclique. Quand je saute, je quitte la terre pour mieux y revenir, je quitte provisoirement le sol sur lequel piétine la vie ordinaire. La marche est la prose du mouvement humain. Je n’ai pas de mérite à te dire ça, ce sont les mots de l’écrivain Paul Valéry, en 1936, dans une conférence sur la philosophie de la danse. Je reprends ses mots à mon compte tant il a su dire la nature profonde de la danse. Comme Rilke avant lui dans ses Sonnets à Orphée. »

« La seule façon que vous avez de vous retrouver est de vivre avec votre passé, non plus de le fuir, de le mettre de côté, mais bien de le dépasser, comprenez-vous, de vous construire l’un et l’autre avec vos origines, et non plus contre elles. Vous n’avez pas le choix. Le passé doit être repassé pour être dépassé (…). » 

Livre reçu en Service de Presse.

De ce pas, roman de Caroline Broué, Sabine Wespieser Éditeur, Janvier 2015 —

24 commentaires sur “De ce pas – Caroline Broué

  1. « avec qui elle a fuit » => FUI 😉
    Cette histoire me tente, et ton bemol aussi en fait. Si c’est un premier roman, je veux bien decouvrir la construction de l’auteure. Merci 🙂

    1. Merci pour l’orthographe!! La construction est originale, on change de lieu et d’époque régulièrement, on avance dans la lecture par touches, par instants. Cela m’a désorientée parfois. De plus, le livre est court (une centaine de pages), j’ai eu un sentiment de « pas assez ». Sa brièveté renforce l’intensité de l’histoire, les personnages sont submergés par leur émotion. En fait, je pense le relire dans quelques temps. C’est un beau roman, j’ai dû passer à côté de certaines choses…

      1. J’ai connu ce sentiment de brievete avec Nagasaki de Eric Faye. 🙂

  2. Ce qui me paraît incroyable c’est d’attendre presque 20 ans pour penser qu’on a eu une vie avant… Que le passé remonte à cet âge de la vie ça me semble « normal » mais le manque d’un parent « oublié » pendant 20 ans (grosso modo, je ne sais pas mais j’imagine d’après ce que tu en dis), ça me laisse perplexe ! Ce qui ne remet pas en cause l’écriture qui semble belle ! 😉

    1. La danse a happé la vie de Marjorie, par sa discipline, sa rigueur, ses envolées… puis l’amour ensuite…pourquoi se faire mal quand le bonheur est juste là ? Elle n’a pas oublié son passé, elle n’en a pas parlé. Fuir son pays a été un déchirement mais la danse l’a prise dans son tourbillon, la rendant heureuse. Quant à Paul, il a tu ses histoires familiales parce qu’il se sentait bien avec Marjorie, ils étaient heureux ensemble jusqu’à ce qu’elle arrête la danse. L’écriture est belle et le sujet mérite qu’on s’y attarde. Comme je le disais à Rebecca, je le lirai à nouveau dans quelques temps.

  3. De ces rencontres qui bouleversent à jamais notre vie. Un jour ou l’autre on finit toujours par se tourner vers le passé, peut-être pour mieux se comprendre au présent, quitte à ce que tout vole en éclats et retombe ensuite sur l’affranchissement de nos pas. Quelle belle profondeur il me semble dans ce livre, un roman introspectif comme je les aime. Merci aussi pour l’extrait de danse qui est magnifique…
    Je t’embrasse

    1. Il est impossible d’oublier son passé, quelqu’il soit… il est en nous, indélébile. Alors, parfois, on l’enfouit, on met un voile dessus mais il est là. J’ai beaucoup repensé à ce roman… je vais le relire. Ce silence chez Paul et Marjorie m’intrigue… J’aime infiniment ce ballet Le parc, l’auteure l’évoque… elle parle également du Boléro dansé par Donne puis Le Riche… de Pina Baush et son Sacre du printemps… vraiment, ce livre est intéressant, il faut que je le relise. Je t’embrasse.

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