Les trois lumières – Claire Keegan

Lestroislumières

On ne sait pas comment elle se nomme, on ne connaît pas son âge. On la voit arriver avec son père dans la maison des Kinsella. Il fait une chaleur étouffante. Cette maison irlandaise, non loin de la mer va l’abriter quelques semaines durant cet été. La famille qui est déjà grande va s’agrandir encore, sa mère attend un nouvel enfant. Histoire de la soulager un peu, les parents confient leur fille au couple Kinsella – eux n’ont pas d’enfant – jusqu’à ce que le bébé arrive.

Elle, elle ne dit rien, elle se laisse aller là où on l’emmène. Le coeur lourd, elle avance vers un inconnu qui l’angoisse mais elle se tait parce qu’elle est obéissante, parce qu’elle ne veut pas déranger, parce qu’elle a peur de déplaire, parce que ses parents l’on voulu ainsi.

Puis, le père part comme ça dans une totale indifférence ; sans lui dire au revoir, sans l’embrasser, oubliant même de lui donner sa valise. La fillette se trouve là où on l’a mise avec deux étrangers.

Elle ne le sait pas encore mais ici elle va découvrir l’amour, l’attachement, la gentillesse, la tendresse, la bienveillance. Son existence jusqu’alors si morne va s’éclairer par petites touches délicates. En vivant auprès des Kinsella, elle va s’ouvrir comme une fleur – pétale est le surnom que lui donne d’ailleurs Monsieur Kinsella –.

Au contact du couple, elle s’aperçoit à quel point sa vie (avec sa famille) est misérable : problèmes d’argent, alcoolisme, des enfants livrés à eux-mêmes, aucune marque d’affection.

Ici, on prend soin d’elle ; on l’habille avec de jolis vêtements, on lui coiffe les cheveux, on lui prend la main, on lui parle, on lui demande son avis… elle existe aux yeux de ces gens-là, elle est « importante », elle a une place, elle participe à toutes les activités, découvre le jeu et la promenade, on a de l’attention pour elle. Loin de l’agitation familiale, ici on prend son temps, on regarde autour de soi. On tente d’être heureux même si la fillette sent bien que par moments planent d’étranges ombres sur la maison des Kinsella.

Alors quand il faut retourner chez elle, elle est bien malheureuse. Le ciel s’assombrit à nouveau. Quitter cet homme si bon et cette femme si généreuse est un déchirement. Une grande douleur envahit tout son être. Mais elle n’oubliera jamais. Personne ne pourra lui enlever tout ce qu’elle a vu, senti, entendu, touché, goûté cet été-là. Un petit roman rayonnant à l’écriture subtile et délicate. Faire de la fillette la narratrice de sa propre histoire et utiliser le présent donnent une intensité émotionnelle incroyable. Un coup de coeur, forcément.

« Elle m’emmène dans la maison. Il y a un moment très sombre dans le couloir ; alors que j’hésite, elle hésite avec moi. Puis nous passons dans la chaleur de la cuisine où il faut que je m’assoie, que je me mette à l’aise. Sous l’odeur de pâtisserie, un désinfectant, un produit javellisé pointe. Elle retire du four une tarte à la rhubarbe qu’elle pose sur le plan de travail pour la laisser tiédir : du sirop bouillonnant prêt à déborder, de fines feuilles de pâte sculptées dans la croûte. Un courant frais souffle par la porte mais ici tout est chaud, tranquille et propre. De grandes marguerites sont immobiles comme le grand verre d’eau dans lequel elles se dressent. Il n’y a de trace d’enfant nulle part. »

« Ses mains ressemblent aux mains de ma mère mais il y a autre chose en elles, une chose que je n’ai jamais sentie avant et pour laquelle je n’ai pas de nom. Les mots me manquent terriblement mais c’est un nouvel endroit et des mots nouveaux sont nécessaires. »

« Kinsella libère ma main et je dégringole le versant opposé de la dune en direction de la mer noire qui déferle, sifflante. Je cours vers les vagues écumeuses pendant qu’elles reculent et me sauve en hurlant dès qu’une nouvelle se fracasse. Lorsque Kinsella me rejoint, nous quittons nos chaussures. Par endroits, nous marchons de front, à la limite de la mer qui griffe le sable sous nos pieds nus. Par endroits, Kinsella me laisse galoper. À un moment nous entrons dans l’eau et lorsqu’elle lui arrive aux genoux il m ‘installe sur ses épaules. »

« Tout, ce soir, semble étrange : marcher jusqu’à une mer qui est là depuis que le monde est monde, la voir et la sentir et la craindre dans la pénombre, écouter cet homme parler des chevaux en mer, parler de sa femme qui fait confiance aux autres pour apprendre à qui ne pas faire confiance, des paroles qui m’échappent en partie, des paroles qui ne me sont peut-être pas destinées. »

coeur

ChallengeVoisinsVoisinesRoman irlandais

Les trois lumières, roman de Claire Keegan, Editions 10/18, première parution  aux éditions Sabine Wespieser en Avril 2011 —

22 commentaires sur “Les trois lumières – Claire Keegan

  1. Un roman dont la fin m’a fait sangloter, je m’en souviens encore… une petite merveille ! Connais-tu les nouvelles de Claire Keegan ? Je n’ai pas encore lu « L’Antarctique », aussi en 10/18 mais j’ai lu et beaucoup aimé « A travers les champs bleus ».

    1. Oui moi aussi j’ai terminé cette lecture avec le coeur serré. Je découvre Claire Keegan avec ce livre-là. Maintenant, j’ai très envie de lire L’Antartique et À travers les champs bleus.

  2. Je l’ai trouvé un peu court pour moi et surtout, cette fin ouverte m’a gênée. Mais c’est un beau texte.

  3. Je sens qu’il va me plaire, beaucoup. Je note. Merci beaucoup, ton billet donne vraiment envie – et j’aime tellement la Irish way of life ! Joyeux Saint Patrick !

  4. L’Irlande, déjà, me séduit… Et puis il y a ces sentiments profonds, la découverte d’une tendresse peu exprimée jusque là. Il y a tout pour me charmer, dans ce livre.. Merci pour ce beau billet Nadael.

    1. Oui, il y a en Irlande une atmosphère singulière (enfin je dis ça, je n’y suis jamais allée!)En tout cas, lis-le ce petit livre, c’est un bijou.

  5. Je l’ai découvert dernièrement aussi, tellement j’en avais lu du bien sur la blogo! Je l’ai beaucoup apprécié… mais suis restée sur ma faim à la dernière page! J’ai aimé l’ambiance irlandaise, l’atmosphère campagnarde, l’époque, l’empreinte religieuse… bref, tout le cadre 🙂

    1. Manifestement, beaucoup ont été déçu par cette fin… en ce qui me concerne elle ne m’a pas gênée. J’ai beaucoup aimé ce petit livre.

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