Nager nues – Carla Guelfenbein

Nagernues

Carla Guelfenbein parvient à attraper le lecteur dès les premières lignes de son roman. En mêlant l’intime, les sentiments profonds, la sensualité, la sexualité, la tendresse, et la peur, le soulèvement d’un pays, la rage, la protestation, il est inévitablement happé par ces émotions puissantes. Des liens affectifs fusionnels ; une amitié toute en sensibilité, une passion amoureuse exacerbée, un père, sa fille, et la meilleure amie de celle-ci. L’intimité des corps et des coeurs, les batailles intérieures, les silences, les non-dits, et un pays qui bascule, des cris, l’état de siège, la révolution en marche. Des mots – et des maux – d’amour, des êtres qui se battent pour des idéaux politiques, d’autres qui s’enlacent, une page d’histoire qui s’écrit.

Dans les années soixante-dix, Sophie rejoint son père Diego, un proche d’Allende, à Santiago au Chili. Elle avait jusqu’ici vécu auprès de sa mère, une française. Sophie est une jeune femme d’une grande sensibilité, elle aime la poésie et le dessin. On perçoit très vite chez elle un besoin viscéral d’être protégée et rassurée. Sa rencontre avec sa voisine, Morgana, va la marquer à jamais. Cette dernière est espagnole, un peu plus âgée qu’elle, d’une beauté brute, il émane d’elle une énergie incroyable, une grande vitalité. Sophie et Morgana deviennent inséparables.

Et naturellement, Sophie présente sa nouvelle amie à Diego, qui tombe littéralement sous le charme irrésistible de la jeune femme. Pour préserver sa fille, Diego dissimule son histoire d’amour avec Morgana. Bientôt, la vérité se fait jour. Un sentiment de trahison l’envahit, Sophie est anéantie. Elle fuit, quitte le Chili et retourne en France laissant son père et Morgana enceinte.

Elle veut oublier. Tirer un trait sur cette période de sa vie. Poser un voile sur ces deux personnes et sur ce pays.

Peu de temps après la fuite de Sophie, le 11 septembre 1973, Allende meurt, c’est le putsh de Pinochet. Le couple entre dans la clandestinité et se fait tuer. Antonia, leur fille est sauvée et confiée aux parents de Morgana qui la ramènent en Espagne où elle grandira, sans connaître ses véritables origines.

Le 11 septembre 2001, les images des attentats du World Trade Center qui tournent en boucles sur toutes les chaînes de télévision ravivent les souvenirs enfouis de Sophie, elle se rappelle des immeubles en feu et des sirènes à Santiago… Il y a presque trente ans. Diego, Morgana… les personnes qu’elle pensait avoir évacuées de sa mémoire resurgissent.

Il lui faut absolument retrouver la trace d’Antonia…

Un roman envoûtant et magnétique. Une écriture sensuelle. Les affres de l’amour traversées par les soubresauts de l’Histoire, la mémoire, l’oubli, le pardon, et la vie qui continue. Un coup de coeur.

« Dès son plus jeune âge, Morgana a pris conscience de l’énergie qui émane de son corps. Un tissu invisible qui capte l’intérêt des hommes. À l’origine, face aux regards voraces qui glissaient sur sa peau, elle avait la sensation d’être envahie par une colonie d’insectes, et un jour une bouffée de chaleur l’a assaillie à la base de la colonne vertébrale, une vague qui enflait, zigzaguait et chatouillait. (…) Au début, aucun mot ne rattachait cette brulûre à l’intérêt dont elle était l’objet. Elle la traquait, creusait en solitaire, apprenait à la convoquer et à la contrôler, bien avant de l’associer à l’image d’un homme. »

« Diego, à cet instant, pendant qu’elle sèche ses larmes sur la manche de son pyjama, éprouve la même commotion, la même envie de crier, de renverser le temps, d’imaginer que rien de tout cela n’arrive réellement, le même déchirement devant cet espoir déchiqueté, devant l’horreur à venir, devant l’extinction d’un monde. Son monde. Un fil de désolation traverse les rues vides et arrive jusqu’à lui. Ce fil les réunit. Le président est mort. Loi martiale. État de siège. Couvre-feu. »

« Il est possible que la seule façon de protéger le bonheur soit de l’ignorer. »

« (…) elle croyait avoir oublié l’amitié puérile avec une poète qui n’avait jamais entendu parler d’elles ; l’éclat bleuté de la télévision oscillant sur les murs comme l’eau caressée par le soleil, et Diego, essayant de regarder les informations, qui leur demandait de rire moins fort ; elle croyait avoir oublié ces instants, quand leurs regards se croisaient et en silence scellaient leur complicité ; elle croyait avoir oublié le son des sirènes au loin se clouant dans leur poitrine, la voix de Morgana lui disant : « Tu peux, tu peux! », les rumeurs du fleuve et cette impression que la vie était à l’endroit où ils se trouvaient tous les trois. Elle croyait avoir oublié qu’une nuit elles avaient nagé nues (…). »

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Nager nues, roman de Carla Guelfenbein, Actes Sud, Juin 2013 —

11 commentaires sur “Nager nues – Carla Guelfenbein

  1. Je suis ravie de lire ton avis enthousiaste sur ce roman ! Je pense quand même être raisonnable et attendre la sortie poche, mais j’avais beaucoup aimé « Le reste est silence ». Merci !

    1. Ce roman m’a captivée. Elle parle d’amour d’une très belle manière et placer cette histoire dans l’Histoire avec un grand H est tout à fait judicieux.

  2. J’ai toujours le projet de lire « Le reste est silence » mais celui-ci semble encore mieux ! Bref, il faut que je lise cette auteure !

    1. Nager nues est le premier roman de Carla Guelfenbein que je lis. Son écriture m’a beaucoup plu. Elle sonde l’intimité avec pudeur et délicatesse.

  3. J’attendais avec impatience ton billet sur ce livre. J’avais tellement aimé « Le reste est silence » que forcément, ce titre aiguisait ma curiosité :0) Ton enthousiasme me donne bien envie de tenter moi aussi.

      1. « Le reste est silence » est un récit intense et puissant sous une très jolie plume. Je vous le recommande

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